Media Crash au cinéma le Concorde à Nantes : l’indépendance de la presse suscite le débat

La presse est-elle encore libre ou sous influence de puissances d’argent ? Cette question a été abordée lors de la séance spéciale organisée le 16 février devant une salle comble au cinéma Le Concorde. Au programme : un documentaire choc, Media Crash, et deux invités intéressants pour échanger avec le public, Laurent Mauduit de Mediapart et Benjamin Peyrel de Mediacités.

17 Fév 2022

Juste avant la projection de Média Crash, Laurent Mauduit, le spécialiste média à Médiapart, avait prévenu : «Ce documentaire, c’est une opération coup de poing pour alerter le citoyen». Les 150 spectateurs présents n’ont pas été déçus.

Preuve à l’appui, avec des faits précis et étayés, l’enquête de Valentine Oberti et Luc Hermann montre les méthodes utilisées par les Bolloré, Arnault et Lagardère pour faire taire les journalistes qui travaillent dans leurs titres de presse. Du limogeage brutal des Guignols et des magazines d’investigation qui dérangent à Canal+, en passant par la banalisation des thèses d’extrême-droite à CNews, la mise en coupe réglée des journalistes d’Europe 1 et le rôle nuisible de Cyril Hanouna, le film dénonce les incendiaires comme Vincent Bolloré qui détruisent tout sur leur passage.

Des méthodes de barbouze

Media Crash met aussi en évidence les méthodes de barbouze de ces grands patrons de presse qui détiennent 90% de la presse privée. Exemple : Bernard Arnault qui s’offre les services de Bernard Squarcini, l’ancien directeur des renseignements intérieurs de Sarkozy, pour démonter une opération menée par Fakir, un petit journal indépendant dirigé par François Ruffin. Écoutes téléphoniques, infiltration dans la rédaction, intervention des services de police de l’État. «Un espionnage disproportionné» estime François Ruffin. «On se serait cru à Berlin-Est».

Qu’il s’agisse d’utiliser des documents judiciaires inventés de toutes pièces ou de détourner des photos compromettantes pour accuser des journalistes de mal faire leur travail, Media Crash montre qu’aucun de ces richissimes patrons de presse n’est en reste pour garder secrètes leurs affaires plus ou moins scandaleuses.

Échanges nourris avec la salle au Concorde, Laurent Mauduit et Benjamin Peyrel répondent aux questions

Redonner le goût de l’enquête

Média Crash dénonce enfin les complices comme Paris Match et Michèle Marchand, la « papesse de la presse people » accusée de subornation de témoins pour avoir mis en scène la rétractation suspecte de Ziad Takieddine, l’homme qui, dans un premier temps, avait accusé Nicolas Sarkozy d’avoir financé sa campagne présidentielle avec de l’argent de Kadhafi.

Toutes ces révélations ont donné lieu à beaucoup d’interrogations des spectateurs. Laurent Mauduit a dressé ce constat terrible : la presse a perdu sa capacité d’enquête car le système pousse à la «censure et l’autocensure». Pour lui, les journalistes sont devenus «trop passifs, trop policés, trop sénatoriaux». Ils doivent réapprendre à résister aux pressions. Et de citer sa capacité de résistance : «En 2012,  j’ai été mis en examen 12 fois, mon record personnel, mais j’ai gagné tous mes procès».

Benjamin Peyrel, lui aussi, a témoigné sur ces procès qui visent à bâillonner la presse. «C’est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes» a-t-il affirmé. Et il a aussi regretté le formatage des étudiants dans les écoles de journalisme : «On leur apprend à fabriquer de l’information flash, rapide, efficace».

Alors quelles sont les pistes pour éviter l’effondrement de la presse ? Laurent Mauduit a lancé plusieurs pistes : interdire ce niveau de concentration de la presse, donner des droits moraux aux journalistes pour approuver ou refuser la nomination d’un nouveau directeur, sanctionner les chaînes télévisées qui ne respectent pas leurs obligations en leur retirant leurs fréquences. Exemple : CNews qui s’était engagée auprès du CSA à promouvoir le pluralisme ou TF1 qui ne paye plus ses droits de concession temporaires et qui devrait offrir le « mieux disant culturel ».

L’indépendance financière pour être libre

Finalement, les médias qui défendent le mieux la liberté de la presse sont ceux qui ne dépendent ni de la publicité, ni d’aide de l’État, ni de mécènes comme Mediapart ou Mediacités qui vivent à 90% de leurs abonnés, voire plus.

«A Mediapart, seuls les lecteurs peuvent nous acheter» conclut Laurent Mauduit en rappelant la phrase de Victor Hugo : «Le droit de vote ne vaut rien sans la liberté de la presse»

Le film est visible au moins jusqu’au 1er mars au Concorde. Il est diffusé dans une soixantaine de salles en France et il est programmé pour durer 2 mois, ce qui est une belle performance.

 

Succès du film au Concorde pour sa première à Nantes. Media Crash affichait complet.

Quand on a été journaliste pendant plus de 30 ans à France 3, que l'on s'est enrichi de belles rencontres et de découvertes, on a envie de continuer à partager sa curiosité et son ouverture d'esprit avec d'autres. En travaillant bénévolement à Fragil, on peut continuer à se cultiver en toute liberté. Ca donne du sens à un retraité devenu journaliste honoraire.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017