Lucie Baud a laissé peu de traces de sa vie : quelques articles de presse évoquant la grève de 104 jours qu’elle a menée aux Soieries Duplan à Vizille en 1904 et un témoignage personnel publié en 1908 dans le journal «Le Mouvement socialiste» intitulé «Les tisseuses de soie dans la région de Vizille», 15 pages dactylographiées, écrites à la première personne, pour « indiquer les conditions de travail et la marche du mouvement ouvrier dans la région de Vizille » où elle précise : «Je me contenterai de raconter ce que j’ai vu, ce que j’ai senti, les luttes auxquelles j’ai participé, je retracerai, en un mot, ma vie un peu mouvementée d’ouvrière soyeuse et de militante syndicaliste».
Lucie Baud est morte dans l’anonymat en 1913 après avoir tenté de se suicider. Et pourtant, cette femme mériterait de rentrer dans l’histoire avec un grand H. Elle a été héroïque et a payé cher sa combativité auprès des patrons de l’époque, virée de la soierie, emprisonnée et devenue indésirable dans toutes les usines de la région, incomprise aussi par ses filles qui lui reprochait son absence.
Un livre et un film contre l’oubli
Un livre a sorti de l’oubli cette militante qui a été Secrétaire du Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille en Isère, celui de Michelle Perrot, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris Diderot et qui a beaucoup écrit sur l’histoire des femmes, du mouvement ouvrier et des systèmes carcéraux. C’est ce livre, «Mélancolie ouvrière» qui a beaucoup inspiré Gérard Mordillat pour réaliser le film du même nom projeté samedi 26 mars au cinéma Jacques Tati à Saint Nazaire lors des Rencontres de Sophie et qui a été diffusé le 24 août 2008 sur Arte.
«Quand j’ai commencé à m’intéresser à la vie de Lucie Baud, j’ai tout de suite eu l’impression qu’elle m’était familière» remarque le cinéaste issu d’une famille ouvrière de Belleville. «En lisant sa lettre, je retrouvais l’histoire de ma grand-mère».
Une histoire presque fidèle à la réalité
Comme Michelle Perrot, Gérard Mordillat est allé sur place à Vizille et Voiron pour se mettre dans la peau de Lucie Baud. Mais il ne restait rien de sa vie et de ses combats. Plus d’usine, plus de métier à tisser, plus de survivant.e pour éclairer les zones d’ombres de cette femme tombée aux oubliettes.
«Pour retracer sa vie, je suis resté le plus fidèle à ses mémoires écrites» indique-t-il. «C’est un document précieux très factuel. Mais il a fallu que je donne de la chair au personnage alors j’ai fait appel à mon imagination pour reconstituer les scènes».
Gérard Mordillat a puisé dans les souvenirs personnels que lui racontait sa grand-mère mais aussi dans sa bibliothèque notamment pour décrire le poids que les bonnes sœurs avaient dans l’éducation des jeunes paysannes de l’époque. Mais surtout il a eu la chance de trouver en Auvergne à Saint-Julien-Molin-Molette, un atelier avec des machines datant de 1880 en état de marche.
Des journées de 12 heures et à l’usine dès 12 ans
Une petite entorse à la réalité puisque Lucie Baud a vécu dans la région de Grenoble mais une très bonne façon de se replonger à l’époque, avec des patrons se comportant comme des seigneurs avec leurs employé.e.s, faisant travailler des enfants jusqu’à 12heures par jour pour des salaires de misère et aucun droit pour se rebeller.
Autre détournement pour désigner l’influence qu’a eu Charles Auda sur l’engagement syndical de Lucie Baud. Il invente une histoire d’amour entre eux qui n’a jamais existé. En revanche, il est prouvé que c’est bien ce meneur de grève qui lui a appris à s’organiser pour durer et l’a fait nommer déléguée pour participer au congrès de Reims, un congrès national où elle a été applaudie pour son action mais aussitôt mise sur la touche lors de sa prise de parole.
La beauté et la dignité de ces ouvrières
Pour rendre le plus réaliste possible les scènes, Gérard Mordillat a beaucoup insisté sur les gestes de ces tisseuses, aidé par le témoignage des ancien.ne.s de l’usine de Saint-Julien-Molin-Molette et il s’est bagarré contre Arte pour tourner avec des personnages en costume, ce qui était contraire aux principes de la chaîne franco-allemande.
«J’ai voulu rendre hommage à toutes ces femmes qui étaient traitées comme des esclaves en montrant la beauté de leurs visages et de leurs corps. Je les ai habillées de façon élégante pour aller manifester afin de souligner leur dignité» Et d’ajouter avec un brin de satisfaction : «Ce n’est pas parce qu’elles sont ouvrières qu’elles sont forcément obèses, moustachues et avec un strabisme divergeant».
Bien que se considérant comme un héritier du cinéma ouvrier, Gérard Mordillat n’a pas cherché à exprimer le lyrisme qui existe dans les films soviétiques à la gloire des travailleurs. Pas de lyrisme ni d’exaltation à l’image d’Eisenstein, de Vertov ou de Koulechov.
Un tournage à hauteur d’œil
«J’ai voulu me placer à hauteur d’œil pour évoquer tous les sentiments que ces ouvrières ont du traverser. Leur colère, je l’ai exprimée avec des chants contestataires comme Le temps des cerises ou le Va pensiero de Verdi et j’ai été aidé par la chorale du coin qui s’appelle je vous le donne en mille : Les glottes rebelles».
Encensé presque un unanimement lors de sa sortie, «Mélancolie ouvrière» a connu un record d’audience sur Arte malgré une programmation en pleines vacances d’été. Le film a aussi un autre mérite, celui de rappeler la permanence du combat des femmes pour trouver leur place dans un monde dominé par les hommes, se battre pour de meilleurs salaires, pour la diminution de la journée de travail et contre le harcèlement. Des combats qui restent d’actualité un siècle après.