Mercredi 19 janvier, 15 heures. Effervescence dans la salle Narcisse. Comme la dernière fois, la bonne ambiance est au rendez-vous. Les adolescent.es s’éparpillent aux quatre coins de la salle, smartphones en main, pour réfléchir à leur sujet. D’autres s’équipent de papier et de crayons : chacun.e sa méthode ! Au bout de quelques minutes, les journalistes en herbe se dispersent dans les couloirs à la recherche de la pièce idéale pour mener leur interviews. L’animateur leur donne les règles à suivre : « vous me prenez cinq photos, ni plus ni moins. De la meilleure manière possible », ajoute-t-il. Un jeune garçon s’apprête à franchir le palier de la pièce : « Bien sûr, on est journaliste quand même », lance-t-il avant de disparaître, pressé de réaliser ses clichés. Ça y est : on a passé un cap. Il faut dire que c’était l’objectif : « tout le monde peut devenir journaliste », ne cessent de répéter les salariés de l’équipe Fragil. Bienvenue donc… dans l’incubateur de reporters !
Mercredi 5 janvier : une première initiation à la culture des médias
Le mercredi 5 janvier, Fragil intervient pour la première fois auprès de la joyeuse bande de jeunes. La demande était la suivante : créer un compte Instagram traitant de l’actualité militante. Ensemble, à travers plusieurs ateliers, les adolescent.es avaient été invités à définir le militantisme au regard de leurs propres valeurs et expériences. S’y est ensuite associé un débat mouvant au cours duquel les jeunes ont bâti un véritable dialogue qui leur a permis d’esquisser leur future ligne éditoriale. Les discussions se sont articulées autour de questionnements tels que « il faudrait être tolérants avec tout le monde », ou encore « une information donnée par un militant devrait être vérifiée deux fois plus avant d’être prise au sérieux. » A la fin des deux heures d’atelier, un temps de réflexion avait été proposé autour de plusieurs Unes issues de différents journaux, de Libération à Marianne, de L’Aurore au Point, de Fakir au Figaro.
Le secret du bon journaliste ? Oser poser des questions !
Dans le métier, cet acte est fondamental. Les adolescent.es ont appris l’importance de poser des questions afin de construire un reportage ou un article de bonne qualité. Petit préambule : le lancer de clés, une leçon de déontologie journalistique à travers un exercice un peu piégeux, certes, mais nécessaire. On vous en parle ici. Au cours d’une seconde activité, chacun.e a tiré au sort une étiquette avec un thème inscrit au dos. Il s’agissait de s’exercer à l’interview en élaborant trois questions ouvertes sur ce sujet (interdiction, de fait, de poser une question à laquelle l’interlocuteur peut répondre « oui » ou « non »). Les adolescents devaient ensuite interviewer trois personnes de leur choix et enregistrer les réponses, soit à l’écrit soit à l’aide de leurs téléphones. Au début de l’exercice, un silence studieux a envahi la pièce, laissant rapidement place à des échanges.
L’intervenant énonce aux adolescent.es enthousiastes l’objectif de l’atelier : « ce que j’aimerais, c’est que vous soyez en mesure de me résumer ce que vous avez appris sous la forme de deux trois phrases », leur propose-t-il en illustrant sa consigne d’un exemple : « dans cette classe/dans ce groupe, apparemment, les gens aiment bien le cinéma. Leurs films préférés sont plutôt les films d’action ». En effet, le reportage ne s’improvise pas et adopter une posture et un regard journalistique, cela s’apprend : il ne suffit pas de répéter les informations telles qu’elles ont été entendues, mais bien de les regrouper, les classer et les interpréter à partir de ses propres connaissances et les codes du média afin de produire un discours à partir des données récoltées sur le terrain. L’intelligibilité de l’information diffusée est toujours mise en avant dans les ateliers de Fragil : comme le dit si bien l’animateur, l’objectif est de « la résumer pour les autres » (et non pour soi) : à la fin du reportage, les auditeurs/spectateurs devront avoir appris quelque chose sur le sujet traité.
Les futur.es journalistes ont ensuite présenté à l’oral leurs trouvailles au reste du groupe. Si les jeunes reporters ont fait preuve d’un bel effort pour ce qui est de résumer l’information, peu, en revanche, ont fait l’effort de citer leurs sources. L’animateur insiste sur ce point et les exposés reprennent de plus belle. Un.e adolescent.e s’avance : « j’ai appris que les gens ici étaient plus à gauche qu’à droite, que la politique était un moyen d’influencer les gens sur ce qu’ils pensent et que l’un des objectifs de leur programme c’était que l’environnement aille mieux. Par exemple, x a dit qu’elle était plus de gauche que de droite ». D’autres brèves ont suivi, sur des sujets aussi riches que divers, comme la musique (« Dans ce groupe les gens aiment particulièrement le rap. Ils écoutent particulièrement Eminem », nous apprend un jeune) ou encore Noël (« Mon thème c’était Noël. x m’a dit que ça célébrait la naissance du christ et que c’était commercial. ») L’accent a été mis sur l’importance de contextualiser une information en précisant ses sources, comme l’a expliqué l’animateur : « c’est important de savoir que x connaît l’origine de Noël, et que c’est lui qui dit que c’est commercial », démontrant par cet exemple qu’une phrase donnée peut changer de sens selon l’interlocuteur que l’on a en face de soi, son âge, son statut socio-professionnel, ses connaissances, ses opinions, etc.
Certain.es osent se tromper, apprenant par la même occasion des leçons fondamentales. Ainsi en va-t-il de cette jeune élève qui annonce que « le foot est un sport plutôt raciste selon x. » La personne interrogée l’interrompt : « non, j’ai dit sexiste », corrige-t-elle. La jeune fille se reprend : « je me suis trompée de mot », s’excuse-t-elle. « Si tu te trompes de mot ça change tout », lui explique l’animateur. Une erreur intéressante cependant puisque elle dévoile l’importance de l’attention envers son interlocuteur et de la précision dans l’élaboration du travail journalistique. Les retours des adolescent.es sur cette expérience ont été globalement satisfaisants : à la fin de l’activité, tous et toutes révélaient avoir appris quelque chose de cet atelier. « Il vaut mieux enregistrer pour avoir des preuves de ce qu’on dit », remarque un jeune garçon. Un autre est plus mitigé : « Moi, j’ai été bloqué par mes questions », avoue-t-il. Certain.es, s’iels n’ont pas été particulièrement intéressé.es par leurs thèmes tirés au sort, se sont tout de même prêté.es au jeu avec aisance. Une jeune fille interrogée par l’animateur affirme « ne pas aimer la politique » mais se dit toutefois « intéressée de savoir ce que les gens pensent » : outre le premier objectif de l’atelier, ce moment a aussi permis d’ouvrir des espaces de dialogues entre les jeunes sur des sujets qu’ils n’auraient pas nécessairement abordé dans un autre contexte. Sortir de sa zone de confort est également un réflexe important pour le ou la journaliste. L’importance de la sincérité, de l’authenticité dans la manière dont les adolescente.s se positionnaient dans leur rôle de reporter a aussi été mise en exergue : « Pourquoi vous vous vouvoyez ? » les interroge l’animateur, sceptique. « C’est mieux », affirme une jeune fille, ça fait genre on est importants. » Une réponse qui ne satisfait pas l’intervenant : « Vous vous connaissez. Si vous faites semblant de vous vouvoyer, est-ce que les autres ne vont pas faire semblant d’inventer une réponse ? », fait-il remarquer au groupe.
Reportage en immersion : une initiation à la photographie de presse
La troisième activité a été consacrée à la construction d’un mini-reportage illustré par des photographies. Après un bref rappel de ce qui a été accompli (apprendre à écrire un article, à résumer et à poser des questions), l’objectif a été annoncé : apprendre à faire des photos de presse. Pas question, pour un premier exercice, de s’attarder sur un sujet qui nécessite de se déplacer dans la ville : l’activité a eu lieu au sein même du centre Pierre Legendre. Par groupe de deux, les adolescents avaient pour consigne de traiter de ce sujet avec des angles différents. Parmi les sujets : le centre Pierre Legendre « est-il un lieu dangereux », « est-il un lieu accueillant », « est-il un lieu qui a besoin d’être rénové » « est-il un lieu bien équipé » ?
Pour illustrer les réponses données par les différents binômes, cinq exemples ont dû être cités, tous assortis d’une photographie prouvant les arguments donnés par les journalistes en herbe. L’intervenant quant à lui se garde bien d’influencer leurs raisonnements : « moi je n’ai pas la réponse, affirme-t-il, mais peut-être que vous avez une sensibilité à ces questionnements là. » Déjà, certains élèvent ambitionnent de créer le décor idéal pour leurs photographies : « attention, pas de mise en scène », prévient l’animateur qui tient à ce que l’information divulguée soit authentique et reflète la réalité.
Direction : les couloirs, parkings, façades, toilettes, salles diverses et variées du centre dont les jeunes semblent connaître les moindres recoins. C’est avec un sens du détail hors du commun qu’iels nous présentent leurs travaux finis. Avec parfois quelques belles surprises : en témoigne par exemple une photographie du groupe souriant, prise durant les discussions précédant le début de l’exercice. « Le lieu est accueillant car les gens sont en harmonie », souligne une jeune fille en brandissant sa photo de presse. Elle fait ensuite défiler les photographies sur son téléphone, nous montre les fauteuils installés dans la salle commune. Si le moelleux du mobilier, les couleurs, ont suffi à ce groupe pour définir ce lieu comme accueillant, un autre binôme a choisi de prendre un cliché en gros plan des déchirures présents sur ces mêmes fauteuils afin de prouver que le centre aurait besoin de rénovations. Un même éléments, deux points de vue qui diffèrent, preuve qu’une même réalité peut être dite de plusieurs manières selon la sensibilité de celui ou celle qui raconte.
Trêve d’éloges, un autre groupe a choisi de montrer que le centre est un endroit dangereux. Une escalade hyperbolique jusqu’en haut des escaliers au bout desquels se situe la zone d’accueil. Ici, pas de canapés moelleux, mais des expositions, des tableaux, des dessins et des objets de toutes sortes dont certains, regroupés derrière des vitres épaisses, évoque les armements de l’époque médiévale : épées et casques de chevaliers emportent les visiteurs dans un monde fantastique. Une exposition qui a permis au groupe d’adopter un regard décalé et humoristique sur le lieu : « C’est dangereux, il y a des armes, des trous dans le mur, des têtes de gnome », rit une adolescente en nous exposant ses photographies.
L’un des animateurs du centre a également joué le jeu : c’est que les salariés en connaissent un rayon sur l’histoire du bâtiment ! Ainsi, l’un d’eux a brandi son téléphone sur l’écran duquel se trouvait la photographie d’une perruque, étrangement disposée sur le sol. Un hasard ? Une mise en scène ? Non. Plutôt un hommage, puisque l’objet trône incongrûment à cet endroit depuis un long moment : « ici, vous voyez, il y a une perruque en bas des escaliers, on l’a mise là car une collègue s’est ouvert le crâne en les descendant », nous explique-t-il d’une voix désolée.
La photographie de presse s’inscrit donc ici dans un récit subjectif, l’objet photographié revêt une dimension symbolique qui dit quelque chose du lieu, et en raconte l’histoire. L’animateur poursuit : « le lieu est aussi dangereux en raison des installations avec les prises », dit-il, un point de vue partagé par un autre groupe d’adolescents qui évoque avec inquiétude « un circuit et des fils électrique malaisants, dangereux » tout en illustrant leur propos par la photographie d’un panneau électrique, certes dans le thème, mais pas forcément représentatif de leurs propos. L’animateur de Fragil le souligne : « deux reportages disent que le lieu est dangereux, dit-il. Sur l’un je vois des circuits électriques apparents, sur l’autre un panneau électrique qui a l’air plutôt aux normes. » Les reportages, drôles, vivants, instructifs, ont suscité de nombreuses émotions dans le groupe. Grâce aux retours constructifs des animateurs et du reste du groupe, ce travail a également permis aux jeunes d’entrer, progressivement, dans le bain des médias.
Quel canal de diffusion utiliser ? Le dialogue comme modalité de vote
La journée se termine par un vote. Si Instagram avait été évoqué dès le premier atelier comme moyen de diffusion de leur futur média, il a pourtant fallu s’assurer que tout le monde était d’accord. Les adolescent.es ont ainsi pu remettre les choses à plat afin de voter pour le média qui leur convenait le mieux. Le groupe a décidé d’élire une proposition seulement si elle faisait l’unanimité, cette possibilité étant permise par le petit nombre de votant.es. À moins de quinze, il y a moyen de débattre et d’arriver à un compromis en mettant tout le monde d’accord ! « On pourrait faire une liste de médias et on met un ordre de préférence », propose une jeune fille.
L’animateur dresse une liste de possibilités au tableau. Le site internet, le blog ont aussitôt été mis de côté par les jeunes parce que ces supports nécessitaient un travail de communication beaucoup trop important. Youtube a été éliminé des propositions, la vidéo demandant trop de compétences en montage. Une seule personne s’est opposée à Instagram, considérant que le réseau social n’était pas assez crédible aux yeux du public. Cette dernière craignait également que leur futur média soit noyé dans le flux de comptes déjà existants : « c’est dur de se démarquer sur Instagram avec tous les comptes de journalistes ».
Il n’y a pas que là que le bât blesse. Un adolescent s’avance avec conviction. Pour lui, il serait plus pertinent d’utiliser Twitter, qui peut cibler un public plus large : « Les gens s’expriment plus sur Twitter qu’Insta, en plus les tweets c’est plus rapide à faire que des posts. » Par ailleurs, certains ne cachent pas leur déception : deux de ces jeunes tenaient absolument à faire des podcasts !
« On peut faire de l’audio sur insta, désormais », argumente leur camarade.
Finalement, l’option Instagram a été adoptée à l’unanimité en raison de sa grande polyvalence. Cette discussion a permis de mettre en avant les attentes des un.es et des autres vis à vis de leur futur média. Peu à peu, les jeunes du centre socio-culturel de Couëron gravissent les marches de l’escalier au bout duquel ils passeront de journalistes en herbe à véritables reporters.