La cantatrice s’investit de manière totale sur scène et apporte à chacun de ses rôles un tempérament stupéfiant. Elle a incarné une Tosca mémorable et particulièrement engagée en 2008 à Angers Nantes Opéra. On lui doit également une renversante Katerina dans Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch en 2015 à l’Opéra de Monte-Carlo. Et on n’oubliera jamais la Médée de Luigi Cherubini qu’elle a offert en 2016 à l’Opéra de Nice, lorsqu’à la fin elle quittait le théâtre par la salle, parmi le public, après avoir mis le feu à sa maison où ses enfants regardaient la télévision dans une scène aux échos de La cérémonie de Claude Chabrol, le visage suffocant, le regard intense et tragique. Nicola Beller Carbone est une habituée des rôles énormes, et on imagine la force qu’elle donne à celui d’Elektra*. Nous venons d’apprendre que deux heures avant la représentation du vendredi 9 octobre, l’artiste s’était cassé le poignet, mais elle a chanté le spectacle malgré la douleur, avant d’être transportée à l’hôpital…et elle fera toutes les dates, jusqu’au bout, montrant ainsi sa rage de jouer ce personnage démesuré !
*Elektra de Richard Strauss a été programmé en 2005 par Angers Nantes Opéra à la cité des congrès de Nantes.
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« Un véritable volcan »
Fragil : Vous interprétez en ce moment pour la première fois le rôle d’Electre dans l’opéra de Richard Strauss, au Stadtttheater de Klagenfurt en Autriche. Que représentent pour vous cet opéra et ce personnage ?
Nicola Beller Carbone : Il s’agit de l’opéra le plus expressionniste de Richard Strauss, qui a changé de style ensuite, et c’est tellement excessif qu’on peut se demander ce que cela aurait donné s’il avait continué dans cette voie ! L’ouvrage est un véritable volcan, et l’héroïne s’impose comme la plus dramatique de toutes celles de Strauss, pas seulement par la tessiture et le volume de l’orchestre, mais aussi par la présence demandée durant 1 heure 45 sur le plateau, dans une tension extrême. C’est pour moi un véritable challenge. J’avais déjà chanté Chrysothémis dans ce même opéra à Montréal, mais Elektra est un rôle complètement démesuré, comme Brünnhilde du Ring de Wagner.
Fragil : De quelle manière se prépare-t-on à un tel rôle ?
Nicola Beller Carbone : Au début , on doit bien apprendre la musique et les rythmes, le rythme étant ce qu’il y a de plus important dans le répertoire du XXème siècle. On se trouve immergé dans une structure métrique à l’intérieur de laquelle on met des mots, ce qui induit beaucoup d’entraînement avant les répétitions. Mais c’est aussi un rôle qui demande une bonne condition physique, car il fait appel à toute la musculature et il faut beaucoup de temps pour le mettre dans le corps en répétant des exercices. C’est pourquoi le sport est essentiel. J’ai aussi travaillé ma capacité à me concentrer par la méditation, pour me focaliser sur la chose la plus importante que je décide, sur chaque instant musical ou dramaturgique, afin de ne jamais être distraite. Ma préparation a donc été musicale, physique et mentale.
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« Un psychodrame familial »
Fragil : Comment présenteriez-vous la mise en scène de Cesare Lievi ?
Nicola Beller Carbone : Le livret d’Hugo von Hofmannsthal est différent de la pièce de Sophocle. Les mythes grecs sont basés sur des faits politiques et le théâtre donnait lieu à des rassemblements et des discussions. Hofmannsthal, en revanche, appartient au siècle de la naissance de la psychanalyse, et son texte reflète tous les discours de Freud : nous sommes dans un psychodrame familial. Avec Cesare Lievi, nous nous sommes éloignés de l’esprit fin de siècle de cet opéra, pour jouer une Electre sur un fond tragique en retrouvant quelque chose d’archaïque et en ne nous centrant pas seulement sur les névroses. Le spectacle de Krzysztof Warlikowski présenté cet été à Salzbourg était basé sur des pathologies mentales, mais il me semble que les choses sont plus contrastées. A Klagenfurt, nous avons tenté de sentir un ancrage à la terre pour retrouver quelque chose de l’origine de la tragédie. C’est ainsi que nous n’avons pas voulu condamner les personnages. Chacun d’eux a sa raison d’être et de faire ce qu’il fait. Iphigénie a été tuée par Agamemnon, et c’est pourquoi Clytemnestre venge sa fille, avant qu’Electre ne répare la mort de son père…Mon Electre n’est pas une femme vindicative. Nous sommes tous ici profondément humains et soumis au destin ; j’agis par devoir en vengeant la mort de mon père Agamemnon. La scénographie du spectacle a été adaptée aux contraintes sanitaires. La partition est jouée dans sa version originale réduite pour 70 musiciens par Strauss, j’ai un petit espace pour agir et l’orchestre est placé derrière nous. On a cependant su créer une vraie mise en scène dans ce petit espace, dans un contraste saisissant entre la violence de la musique et ce théâtre de chambre, qui rappelle les pièces de Beckett. Nous sommes très proches du public comme il n’y a pas de fosse d’orchestre et nous avons trouvé des solutions pour faire du théâtre malgré tout, en utilisant les contraintes de façon créative. Je suis persuadée que l’on peut faire de l’opéra autrement, et même ailleurs, dans des lieux improbables comme un parking, ou un garage…l’essentiel est qu’il se fasse.
Fragil : Quelles sont les différences entre Electre et Salomé, un autre personnage démesuré de Richard Strauss, que vous avez notamment incarné à Turin, Genève et Monte-Carlo ?
Nicola Beller Carbone : Au début, je pensais ces personnages très proches, mais ils sont en fait complètement différents, et le texte d’Oscar Wilde est éloigné de celui d’Hofmannsthal. Salomé a quelque chose de plus parfumé avec des mélodies qui se répètent et une écriture souple et lyrique, tandis qu’Elektra est beaucoup plus lourd, terrible et par certains côtés inexplorable. C’est un opéra qui est exigeant pour le public, et demande un effort d’écoute. Salomé atteint deux sommets, la confrontation avec Jochanaan (Jean-Baptiste) et la scène finale, alors qu’Elektra enchaîne sept scènes, dont chacune a son propre développement vers une montée de violence et de dramatisme, ce qui est vocalement très fatigant. Il faut plus de temps pour respirer, dire les mots ou finir sa phrase, et ce qui se passe dans cet opéra est tellement dramatique qu’il est nécessaire de récupérer pour reprendre de l’énergie.
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« Devenir plus sage »
Fragil : Parmi les grandes héroïnes de Richard Strauss, vous avez été, en 2019, la maréchale du Chevalier à la rose (Rosenkavalier), dans une mise en scène de Nicolas Brieger au Hessisches Staatstheater de Wiesbaden en Allemagne. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Nicola Beller Carbone : J’aime beaucoup travailler avec Nicolas Brieger, avec qui j’ai déjà fait Salomé en 2008 à Genève. Il a, comme Cesare Lievi, énormément d’expérience, et à la fin de ce Chevalier à la rose, c’était vraiment une comédienne qui chantait. Nous avons fait un travail sur la parole et l’essence de chaque mot. À l’origine, c’est une production de L’Affaire Makropoulos de Janacek que j’aurais dû faire à Wiesbaden, qui n’a finalement pas eu lieu, et les choses se sont un peu précipitées pour ce Rosenkavalier. Je savais que j’allais chanter Elektra l’année suivante ; il m’aurait été difficile de faire l’inverse… Cette maréchale, je ne voulais pas la jouer typiquement autrichienne mais la rendre plus fragile. C’est une femme très blessée, car elle est amoureuse d’un jeune garçon et elle se bat contre elle-même pour trouver des solutions. J’ai été très heureuse de chanter le monologue du temps à la fin du premier acte : on sait que l’on devient vieux mais comment utilise-t-on ça pour continuer ? et comment vivre et agir avec cette déchéance que chacun porte en soi ? On peut tenter de devenir plus sage… Ce thème est très important pour moi en tant que femme.
Fragil : Vous avez aussi exploré la violence de Médée, dans l’opéra de Luigi Cherubini à l’Opéra de Nice en 2016, dans une mise en scène de Guy Montavon. Quel souvenir en gardez-vous ?
Nicola Beller Carbone : J’aime ces caractères forts comme Médée ou Electre. L’une comme l’autre est confrontée à une situation dont elle ne trouve pas la solution. Il n’y a seulement que la chose à faire, sans penser aux conséquences, d’autant que Médée protège ses enfants d’une future malédiction en les tuant, elle ne veut pas les exposer à leur destin, sachant qu’elle ne peut rien faire. Il ne s’agit pas seulement de la vengeance d’une femme trahie. Et je n’oublierai jamais ce moment de la fin du spectacle où je marchais au milieu du public, laissant derrière moi le plateau qui brûlait.
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« Chaque scène avait une architecture différente. »
Fragil : Vous avez également interprété en 2018 une rareté d’Alexander Von Zemlinsky à l’Opéra National de Lyon, Der Kreidekreis (Le cercle de craie). De quelle manière présenteriez-vous la partition et ce spectacle ?
Nicola Beller Carbone : Cette Elektra actuelle vient de ce spectacle ; Florian Scholz, le directeur du Théâtre de Klagenfurt d’alors, m’a engagée après m’avoir vue dans Der Kreidekreis. Il a eu la capacité de m’imaginer en Electre, dans un tout autre répertoire, alors que l’écriture de Zemlinsky est parfumée et assez proche de celle de Puccini. Le metteur en scène Richard Brunel a également un vrai sens du théâtre et j’aime ça. Chaque scène avait une architecture différente. C’était de plus formidable de retrouver sur ce spectacle des amies comme Hedwig Fassbender et Doris Lamprecht *. Toute l’équipe était constituée de grands comédiens, et c’était très agréable de travailler ensemble.
*Doris Lamprecht et Hedwig Fassbender chantaient dans les Dialogues des carmélites de Francis Poulenc en 2013 à Angers Nantes Opéra (Les rôles de Madame de Croissy et de Mère Marie de l’Incarnation)
Fragil : Vous organisez chaque été une semaine d’atelier centré sur le jeu et l’interprétation, LIBERAinCANTO. Comment s’est-il déroulé en cette année particulière ?
Nicola Beller Carbone : Nous avons fait cet atelier cette année en ligne avec des participants canadiens, espagnols, allemands, italiens et américains. Ça s’est très bien passé et, avec le metteur en scène Paul Curran avec qui j’enseigne en duo, nous avons sauvé ce qui pouvait l’être, en donnant autrement nos leçons sur l’interprétation. Nous comptons bien reprendre ce stage d’opéra l’été prochain, si tout va bien, en présentiel au Castello di Postignano, en Ombrie. Cette master class est axée sur l’art dramatique, ce qui vient combler un vide existant malheureusement dans la formation de nos futurs chanteurs lyriques.
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« Il est urgent d’ouvrir tous les théâtres d’Europe malgré la pandémie, car beaucoup d’artistes lyriques n’ont plus de travail et c’est un désastre absolu ! »
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Nicola Beller Carbone : Aujourd’hui, tout a changé. Auparavant, je vous aurais simplement dit que j’allais chanter au Teatro Real de Madrid en janvier 2021, Marie, la création d’un opéra parlé et chanté de Germán Alonso, qui donne le point de vue de Marie sur le drame de Woyzeck, et c’est effectivement un beau projet. Mais il y a des choses plus importantes à mes yeux en ce moment. Il est urgent d’ouvrir tous les théâtres d’Europe malgré la pandémie, car beaucoup d’artistes lyriques n’ont plus de travail et c’est un désastre absolu ! Je milite au sein du syndicat espagnol ALE (Artistas Liricos de Espana), dont je suis la responsable des relations internationales. Nous avons mis en place depuis plusieurs mois un échange avec d’autres pays européens pour unir nos forces et partager nos expériences afin de trouver des solutions et un chemin commun pour réunir les artistes indépendants, les agences, les théâtres et les promoteurs afin de négocier des conditions de travail plus équitables et adaptées à la situation. Il est essentiel que tous les artistes travaillent, qu’ils puissent à nouveau partager leurs talents et les émotions véhiculées par l’opéra avec le public, et que la vie culturelle continue!
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