« Otello » est l’avant-dernier opéra de Verdi. Ce drame de la jalousie s’inspire d’une pièce de Shakespeare, après « Macbeth » (1847) et avant « Falstaff »(1893), son dernier ouvrage, qui s’achève sur un éclat de rire. Ce printemps 2019 a permis de confronter plusieurs opéras du compositeur, qui explorent de façon saisissante le choc du pouvoir avec les blessures du cœur. A Angers Nantes Opéra, la vision de Waut Koeken d’ « Un bal masqué » reposait sur le théâtre dans le théâtre, pour mettre à nu la souffrance amoureuse. L’Opéra de Massy a repris la belle mise en scène de « Rigoletto » par Jean-Louis Grinda, où le bouffon fait de sa bosse un accessoire de théâtre, en l’enlevant pour passer du monde en représentation de la cour, à sa sphère privée. Ce spectacle a permis de retrouver Julien Dran, vraiment mémorable dans une éclatante prise de rôle en Duc de Mantoue ! « Otello », dans la proposition d’Allex Aguilera présentée à Monte-Carlo, joue sur l’enfermement, dans un décor imposant et des lumières subtiles qui enveloppent des sentiments extrêmes, avec des couleurs chaudes où les cœurs débordent dans la fureur et le cri.
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Fatale ivresse
Le thème du pouvoir se décline chez Verdi dans des figures de monarques qui doutent et vacillent, et dont la vie privée fragilise la face publique. Nabucco (1842), Riccardo du « Bal masqué » (1859) ou Philippe II de « Don Carlo » (1867) en sont des exemples bouleversants d’humanité. « Otello » décline une même faille dans l’autorité. Le protagoniste est un général vénitien, nouveau gouverneur de Chypre. Les premières mesures nous plongent en pleine tempête en mer, illustrée par des images vidéo qui se superposent à l’attente, sur scène, de la population inquiète. Ces images s’attardent aussi, entre deux coups de vent, sur un visage sombre et inquiétant, en gros plan. La foule acclame son chef vainqueur d’un combat contre les turcs, et des flots en furie. On allume un grand feu que reflètent de petites lumières orangées qui surplombent la scène.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/06/Cassio-Ioan-Hotea-boit-le-verre-de-vin-fatal-©-Alain-Hanel.jpg » credit= »Alain Hanel » align= »center » lightbox= »on » caption= »Cassio (Ioan Hotea) boit le verre de vin fatal » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
Ioan Hotea est un Cassio plein de fougue, au chant généreux et à la belle présence en scène.
La fête est cependant assombrie par la conversation entre deux personnages restés à l’écart, Iago et Roderigo. Le premier est en colère de la nomination de Cassio au rang de capitaine, qu’il pensait mériter. Le second aime sans espoir Desdemona, la femme d’Otello. L’expression de rivalités et d’une sourde conspiration répond en écho aux chants festifs. Tout bascule lors d’une scène d’ivresse orchestrée par Iago, qui incite son adversaire à boire, pour le conduire à sa perte ; Cassio, qui ne se maîtrise plus, ne supporte pas les moqueries de Roderigo et blesse Montano, venu l’apaiser. Ioan Hotea est un Cassio plein de fougue, au chant généreux et à la belle présence en scène. Le gouverneur, furieux, destitue le capitaine de ses fonctions. La descente aux enfers est en marche.
… un fascinant quatuor, superposant deux échanges aux rythmes différents, l’un entre Otello et sa femme, l’autre entre Iago et Emilia, martelant des mots qui se chevauchent et se dérobent.
Cette ivresse initiale est l’élément déclencheur du drame, elle prend d’autres formes au cours du spectacle. Ainsi, Iago apparaît souvent une bouteille à la main : le vin lui permet-il d’oser son plan machiavélique ? Est-ce un moyen illusoire pour noyer sa frustration ? Au début du deuxième acte, il suggère à Cassio de solliciter, par l’entremise de Desdemona, la clémence de son mari afin qu’il retrouve son grade. Ces instants d’échange vont entretenir la méprise. Le démiurge affirme, en un credo blasphématoire et rempli de haine, qu’il croit en « un dieu cruel qui l’a créé à son image ». Des ombres démesurées frôlent les parois du décor. Il l’achève sur ces mots : « La morte è il nulla, è vecchia fola il ciel » (La mort est le néant, et le ciel une vieille fable). Ces mots résonnent avec ceux du Te Deum de Scarpia, autre manipulateur d’une grande noirceur, dans « Tosca » (1900). Iago distille le poison de la jalousie par des insinuations perfides ; George Petean est un habitué du rôle. Il l’a notamment chanté au Teatro Real de Madrid en 2016, et le reprendra la saison prochaine à Berlin et à Florence. Il apporte de troublantes nuances à cette figure inquiétante, dans un chant aux couleurs riches et contrastées.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/06/Jago-George-Petean-et-sa-femme-Emilia-comment-rendre-un-mouchoir-compromettant.jpg » align= »center » lightbox= »on » caption= »Jago ( George Petean) et sa femme Emilia, comment rendre un mouchoir compromettant ? » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
Le fourbe empêche Emilia, sa femme, de ramasser un mouchoir tombé à terre et dont il se servira plus tard comme pièce à conviction. Cette scène du mouchoir (il fazzoletto), est un fascinant quatuor, superposant deux échanges aux rythmes différents, l’un entre Otello et sa femme, l’autre entre Iago et Emilia, martelant des mots qui se chevauchent et se dérobent. Dès le chœur précèdent, on voit Iago, dans un coin du plateau, exerçant une pression muette sur son épouse pour qu’elle lui obéisse. Il n’hésite pas, enfin, à mentir, en inventant des paroles surprises, sur le ton de la confidence. Ce jeu cruel fonctionne, le maure de Venise est persuadé de la trahison de celle qu’il aime, tandis que les murs du décor se mettent à trembler. Sa détresse explose dans des pages d’une puissance dévastatrice, auxquelles l’immense Gregory Kunde apporte des accents à couper le souffle et des aigus éclatants, en jouant aussi sur toute une gamme de nuances, avec des instants d’une poignante intériorité. Il a chanté ce rôle à l’Opéra Bastille en mars dernier et le reprendra à Tokyo et au Covent Garden de Londres la saison prochaine A la fin du troisième acte, Otello s’effondre, ivre de jalousie ; Iago, du haut de la passerelle, verse avec mépris le reste de sa bouteille de vin sur ce héros déchu, étendu à terre.
« Calma come la tomba »
Desdemona ne comprend pas la métamorphose de son mari. Son mouchoir tombé à terre se retrouve entre les mains de Cassio, sous le regard d’Otello, complètement anéanti. La jeune femme n’a pourtant jamais cessé d’être éprise. Dans le duo d’amour de la fin du premier acte, elle évoque ses premiers émois, lorsqu’elle écoutait les exploits de son superbe guerrier, « Quand tu me narrais ta vie exilée …et moi je t’écoutais, l’âme transportée de ces effrois, et l’extase au cœur ! » Lors des retrouvailles des deux époux, au premier acte, on songe un instant à la scène du balcon de « Roméo et Juliette », Desdemona arrive en effet en haut de la passerelle, et Otello la contemple d’en bas. La scène baigne dans une envoûtante lumière, des détails mauresques sont projetés sur les escaliers, et quelques étoiles brillent. Mais le thème de la fin de ce duo, chargé d’un triste présage, est celui des ultimes mesures de l’opéra.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/06/Duo-damour-entre-Otello-Gregory-Kunde-et-Desdemone-Maria-Agresta-les-derniers-accords-préfigurent-la-mort.jpg » align= »center » lightbox= »on » caption= »Duo d’amour entre Otello (Gregory Kunde) et Desdemone (Maria Agresta), les derniers accords préfigurent la mort » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
… dans une somptueuse robe rouge, sa démarche évoque celle de la Comtesse Livia dans « Senso » de Luchino Visconti, ce qui lui donne une grandeur tragique.
La musique raconte donc la chronique d’une mort annoncée. Maria Agresta incarne Desdemona., Elle a chanté le rôle, notamment à Zurich et à Londres en 2017, et reprend cet été Leonora du « Trouvère » au Teatro Real de Madrid. Sa voix est d’une incroyable pureté, avec des aigus d’une beauté renversante, qui renforcent l’innocence persécutée du personnage. Elle entre en scène au troisième acte dans une somptueuse robe rouge, sa démarche évoque celle de la Comtesse Livia dans « Senso » de Luchino Visconti, ce qui lui donne une grandeur tragique. A la fin du troisième acte, une voile blanche descend des cintres : réminiscence du navire d’Otello ou linceul ?
Durant ce troisième acte, les insinuations d’Iago amènent des excès de violence d’Otello envers sa femme. Le paroxysme est atteint lors de la visite de l’ambassadeur de Venise, face à toute la foule assemblée ; Au nom de Cassio que Desdemona évoque pour se disculper, le mari jaloux la jette à terre. Sur les mots « A terra ! », l’épouse apeurée résiste. Dans un bel effet cinématographique, elle s’accroche à son bourreau, avant de chuter, lentement. Il y a, dans tout ce passage, de fascinantes correspondances entre les couleurs, les mouvements et la musique, et les éclairages de Laurent Castaing prolongent mystérieusement chaque accord, comme s’ils effleuraient les âmes, dans l’exploration d’un monde intérieur. Ces lumières créent une ambiance captivante dans tout l’opéra, avec des dégradés de couleurs, chaudes ou glacées, orange, jaune, bleu ou gris, qui donnent un côté pictural, reflet d’une âme tourmentée. Le décor de Bruno de Lavenère suggère l’enfermement, c’est la cour intérieure d’un riche palais, aux arcades finement ciselées, mais qui est aussi un univers carcéral, avec cette passerelle à l’étage, d’où Iago peut dominer l’action. La foule réunie est pleine de compassion pour Desdemona, publiquement humiliée, et le chœur occupe une place essentielle. Stefano Visconti a fait, une nouvelle fois, un impressionnant travail de chef de chœur, et certains moments particulièrement intenses attirent des larmes. Le chef d’orchestre Daniele Callegari atteint de tels sommets, et sa direction musicale est en totale symbiose avec la démesure de ce qui se joue sur le plateau, tout en sculptant d’ineffables demi-teintes.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/06/Cest-Emilia-Cristina-Damian-qui-fait-éclater-toute-la-vérité-juste-avant-la-mort-de-Desdemone-Maria-Agresta.jpg » align= »center » lightbox= »on » caption= »C’est Emilia (Cristina Damian) qui fait éclater toute la vérité, juste avant la mort de Desdemone (Maria Agresta) » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
Cristina Damian est mémorable, dans cette figure faussement en retrait.
Le dernier acte, d’un caractère plus intime, est celui de la mort. Accompagnée d’Emilia, Desdemona, en proie à de funestes pressentiments, s’apprête à se coucher. Elle chante, pour se rassurer, la mélancolique chanson du saule, puis un sublime Ave Maria, son ultime prière. La musique s’assourdit, dans le mystère de la nuit, et l’on entend un bruit de pas. Otello, persuadé de la trahison de celle qu’il aime, vient la tuer, au terme d’une scène d’une insoutenable cruauté. Dans le spectacle d’Allex Aguilera, il lui plonge la tête sous l’eau et la noie, retrouvant ainsi l’élément du début de l’opéra. Pour tout commentaire, il dit qu’elle est « calme comme la tombe », d’une voix sinistre, mais les notes sont d’une perturbante beauté. Ce quatrième acte est aussi celui de l’éclatement de la vérité. On entend des coups résonner dans la porte, à l’extrémité de la passerelle. C’est Emilia, qui appelle, et se met à hurler en découvrant Desdemona qui expire. Cette fois, rien ne l’empêche de parler, elle dit tout ce qui s’est passé. Cristina Damian est mémorable, dans cette figure faussement en retrait. Dès son entrée du deuxième acte, elle donne un tempérament impressionnant à ce personnage, avec des graves intenses, et son intervention finale est d’une grande force. Otello quitte son aveuglement et met fin à ses jours. Il retrouve dans la mort celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer, sur ces mots, « Un bacio… un bacio ancora…ah !…un altro bacio… » (Un baiser…un baiser encore…ah !…un autre baiser…). Cette fin est glaçante, le temps se fige et la musique perturbe et bouleverse. L’Opéra de Monte-Carlo a offert là un grand moment d’émotion. Parmi les temps forts de la saison prochaine, il y auras deux premières à l’Opéra de Monte-Carlo, celle de « Street Scene » de Kurt Weill, avec Patricia Racette, en coproduction avec le Teatro Real de Madrid et l’Opéra de Cologne, et celle du « Comte Ory » de Rossini, avec Cecilia Bartoli en Comtesse Adèle, mais aussi « La Traviata » mise en scène par Jean-Louis Grinda…dans toute une constellation d’ émotions lyriques, sans cesse renouvelées !