Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans « Les pêcheurs de perles » et dans le spectacle mis en scène par Eric Perez ?
Serenad B.Uyar : La musique me touche beaucoup, et le spectacle nous permet de nous y abandonner pleinement ; il montre les rêves de chacun des personnages.
Jean-Loup Pagésy : Il n’y a que Nourabad, qui ne rêve pas : je suis l’un des éléments de ce rêve.
Mark Van Arsdale : Ce à quoi je suis sensible, c’est à la sensualité de la musique de Bizet, à son côté romantique. De plus, la puissance des émotions et des sentiments est vraiment soulignée de manière très physique sur le plateau.
Jean-Loup Pagésy : L’opéra tout entier est très beau, et la vision d’Eric Perez joue sur le choc d’images intenses, comme dans un film. Entre chaque plan, il y a la musique, et les projections vidéo amènent des choses extrêmement puissantes, à des moments-clés.
Mark Van Arsdale : C’est difficile de mettre en scène « Les pêcheurs de perles », le livret est faible et l’exotisme ne trouve pas aujourd’hui les mêmes résonances. Eric est parvenu, dans ce concept d’un rêve et de l’imaginaire, à créer une ambiance où tout est possible.
Jean-Loup Pagésy : Ce qui permet d’assumer des aspects décousus de l’histoire.
Mark Van Arsdale : C’est vrai que l’œuvre se termine très vite, et se résout en trois minutes, avec une fin brutale, comme dans les rêves.
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« Tout l’opéra baigne dans une étrange temporalité, où les actions sont comme comprimées. »
Fragil : Comment présenteriez-vous les personnages que vous incarnez ?
Jean-Loup Pagésy : Nourabad, c’est le prêtre qui va chercher chaque année une nouvelle déesse, veillant à sa protection tout en s’assurant qu’elle respecte ses engagements. Il n’est pas très amical, c’est un gardien qui amène Leila. La scène matérialise un rêve à trois, à l’intérieur duquel il représente la société, la norme et le poids des contraintes.
Serenad B.Uyar : Je chante ce rôle pour la première fois, mais je voyais déjà Leila comme une fille passionnée, qui va jusqu’au bout par amour pour Nadir. Dans ce spectacle, elle lâche tous ses désirs et ses fantasmes, elle n’est plus une pure vierge, et sa passion ne connaît ni limites ni censure. Sa relation avec Zurga est également ambiguë : on s’aime tous puisque c’est un rêve.
Mark Van Arsdale : Nadir est également plein de passion, et ses deux grands amours sont Zurga et Leila. Il connaît Zurga depuis l’enfance, ils ont grandi ensemble et c’étaient les meilleurs amis. Il y a cependant un grand bouleversement dans la vie de Nadir, qui n’est plus adolescent, et qui éprouve désormais un amour fou pour Leila. Quand l’opéra débute, c’est le jour où elle arrive en bateau, mais il ne la retrouve pas par hasard comme il le prétend : il l’a suivie, car il la veut à tout prix. Zurga, de son côté, ressent un véritable amour pour Nadir, dont il parle tout le temps, ce « tendre ami de ma jeunesse ». Le même jour, il revoit son ami d’enfance, devient chef du village, et se trouve face à Leila qui représente l’interdit. Cette accumulation le rend fou, et il résout son dilemme en se sacrifiant. Tout l’opéra baigne dans une étrange temporalité, où les actions sont comme comprimées. C’est très onirique et à la fin, nous dormons tous trois sur scène, allongés et recouverts par un voile.
« J’adore chanter la musique française… »
Fragil : Quelles sont les difficultés de ces rôles ?
Mark Van Arsdale : Nadir apporte beaucoup de plaisir à la voix, en explorant tout, les sons piano comme les forte, les notes plus basses comme les plus aiguës. C’est un grand rôle de voix mixte, dont on trouve beaucoup d’exemples entre 1800 et 1850, après Lully et Gluck. Rossini et Verdi ont cassé ça, mais Adam, Meyerbeer et le jeune Berlioz ont su mêler ce qu’on appelle la voix de tête et la voix de poitrine avec beaucoup de bonheur. C’est très intéressant à interpréter, car il y a des moments plus intériorisés comme les deux airs, et des passages très romantiques et lyriques, tel le duo avec Leila. Cette œuvre permet à un ténor de retrouver toute une école du chant français.
Jean-Loup Pagésy : Le rôle de Nourabad est celui d’ une vraie basse ; il y a ainsi quatre types de voix dans l’opéra. Ses interventions sont denses et elles disent toujours quelque chose de précis. Zurga, que chante Paul Jadach, est un rôle de baryton, avec des notes aiguës, dans une tessiture toujours tendue. Il y a aussi dans « Les pêcheurs de perles » de très jolies scènes de chœurs.
Serenad B.Uyar : Leila arrive à la fin du premier acte. L’écriture du rôle est assez légère, et on doit garder cette légèreté. La tessiture change cependant progressivement ensuite vers plus de lyrisme, et il y a énormément de couleurs à trouver. Ce rôle me convient car il correspond à l’évolution de ma voix, vers celle de soprano dramatique. J’adore chanter la musique française, où je peux montrer des choses très diversifiées.
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« La mise en scène était d’une grande force. »
Fragil : Serenad, vous explorez effectivement régulièrement le répertoire français, et vous avez chanté dans « Les fées du Rhin », une rareté de Jacques Offenbach, à Tours à l’automne 2018. Quel souvenir en gardez-vous ?
Serenad B.Uyar : C’est un souvenir émotionnellement très fort. Le rôle était sportif et difficile à chanter au niveau de la tessiture. Il y avait aussi une très grande responsabilité, puisque c’est la première fois que l’ouvrage était représenté en français. La mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau, qui transposait l’action dans une guerre plus proche de nous, était d’une grande force, et je suis très reconnaissante envers Benjamin Pionnier, qui dirige l’Opéra de Tours, de m’avoir donné cette chance. Pour la reprise en Suisse, au Théâtre de Bienne et Soleure, le spectacle a évolué. Dommage qu’il n’y ait pas d’autres reprises pour l’instant, j’aimerais le refaire.
Fragil : Vous reprenez également souvent le rôle de la Reine de la nuit dans « La flûte enchantée », avec ses notes vertigineuses. Vous allez le chanter en septembre à l’Opéra de Marseille. Que ressentez-vous lorsque vous vous hissez à de tels sommets dans l’aigu ?
Serenad B.Uyar : Il y a beaucoup de travail technique pour réussir ces aigus. On ressent beaucoup de plaisir quand on y parvient, mais on doit aussi avoir beaucoup de force mentale, car tout le monde attend ces moments et on n’a pas le droit à l’erreur. Il y a malgré tout un côté « machine », et j’ai maintenant envie d’aller vers des rôles plus lyriques.
« …ce spectacle est mon plus beau souvenir de théâtre. »
Fragil : Mark, vous abordez régulièrement le répertoire baroque, et l’on vous a vu notamment en Lucano du « Couronnement de Poppée » de Claudio Monteverdi, dans la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser présentée à Angers Nantes Opéra en 2017. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Mark Van Arsdale : Le travail avec Patrice Caurier et Moshe Leiser a été un immense plaisir, et nous avons commencé les répétitions sur du théâtre parlé, en travaillant le texte, ce qui correspond bien à la musique parlée chantée de Monteverdi. En nous concentrant sur les paroles, nous avons trouvé l’intention de chaque note. La mise en scène était moderne, et ce spectacle est mon plus beau souvenir de théâtre.
Fragil : Toujours dans ce répertoire, vous jouerez le rôle titre de « Phaéton » de Lully en mars prochain à l’Opéra de Nice. Que pouvez-vous nous en dire ?
Mark Van Arsdale : Il a fallu faire une version piano chant de « Phaéton », qui n’existait pas. J’ai reçu la partition il y a deux semaines. La musique de Lully est également très liée au théâtre, les paroles sont importantes et il y a des scènes d’une grande intensité. Mon rôle ne comporte pas de grand air, mais comme chez Monteverdi, chaque syllabe correspond à une note, et je vais utiliser la voix mixte pour montrer toutes les émotions liées au texte.
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« C’est toujours un plaisir de monter sur scène. »
Fragil : Quel souvenir gardez-vous de « Lucia di Lammermoor » de Donizetti, dans la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia présentée à Tours en 2016, où vous interprétiez Arturo ?
Mark Van Arsdale : C’est toujours un plaisir de monter sur scène. Arturo est un joli rôle, mais il est assez bref et ne donne pas assez de temps pour montrer toutes ses possibilités. Ce dont je garde un souvenir très fort en revanche, c’est que j’étais la doublure de Jean-François Borras en Edgaro, et cette expérience m’a donné également envie de développer le côté lyrique, vers lequel ma voix bascule.
Fragil : Jean-Loup, vous avez bouleversé le public du festival de Saint-Céré dans le rôle de Stephen Kumalo de « Lost in the stars » de Kurt Weill en 2012. En quoi ce rôle vous a-t-il marqué ?
Jean-Loup Pagésy : C’est un rôle extrêmement marquant. Je n’avais que trois airs à chanter mais il y avait beaucoup de texte. J’étais présent une heure trente sur scène, sur les deux heures de spectacle. Mais ce qui était difficile, c’est qu’il faisait appel à des émotions qui touchent ce qu’il y a de plus intense chez l’humain. Nous l’avons joué quarante fois, mais je ne sais pas si j’aimerais le refaire, à cause de cette force émotionnelle difficile à supporter et à garder sur du long terme.
Fragil : Vous avez notamment été depuis, en 2018, le Duc de Vérone dans « Roméo et Juliette » de Gounod à l’Opéra de Nice, dans une mise en scène d’Irina Brook. Quel souvenir en gardez-vous ?
Jean-Loup Pagésy : Irina Brook part de ce que l’on est, pour trouver la meilleure option. Je me souviens d’une longue période de répétitions, où nous faisions plein de propositions, et où nous avons testé plusieurs solutions différentes. On n’a pas l’habitude de travailler de cette lanière à l’opéra, et c’était déstabilisant au début, mais nous avons finalement atteint quelque chose de très compact. Irina voulait un spectacle proche de la réalité, de la vraie vie. Ce travail a permis une grande cohésion entre les artistes, et un véritable esprit de troupe.
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« le public est chaleureux et connaisseur… »
Fragil : Que représente pour vous le Festival de Saint-Céré ?
Jean-Loup Pagésy : C’est un lieu d’échanges artistiques intéressants, et une porte ouverte à plein de possibilités. J’y ai fait Stephen Kumalo, mais aussi le Commandeur dans « Don Giovanni ».
Serenad B.Uyar : Il m’a donné ma chance au début, pour aborder « La Traviata » en 2009, et je suis fidèle. J’y ai chanté depuis « Lucia di Lamermoor », une autre « Traviata » et « Les contes d’Hoffmann ». Le travail musical génère toujours beaucoup de plaisir, et j’espère que ça va continuer.
Mark Van Arsdale : C’est pour ma part la première fois que je chante dans ce festival, et je le trouve formidable. On y trouve un esprit d’amitié et de détente, mais aussi un très grand professionnalisme et une belle qualité de spectacles. Le chef Gaspard Brécourt travaille beaucoup et il suit les chanteurs. Eric Perez et Olivier Desbordes ont signé une remarquable mise en scène. De plus, le public est chaleureux et connaisseur et les représentations affichent souvent complet. Mais ce qui me touche aussi ici, c’est la gentillesse de tous, ce qui est vraiment important. Je serais heureux d’y revenir.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Serenad B.Uyar : Je vais effectivement reprendre « La flûte enchantée » à Marseille, mais aussi « Les pêcheurs de perles » à Clermont-Ferrand, et « La Traviata », dans la dernière production présentée à Saint-Céré, pour quelques dates. J’ai aussi des concerts prévus en Turquie, où j’aimerais créer un festival d’opéra, et une fondation pour aider les chanteurs. J’ai d’autres projets, mais qui sont à confirmer…
Mark Van Arsdale : Je serai aussi dans « Les pêcheurs de perles » à Clermont-Ferrand, où je reviendrai en mai 2020 pour un diptyque composé de « Bastien et Bastienne » de Mozart et de « Mozart et Salieri » de Rimski -Korsakov. Il y aura aussi des concerts à Limoges, et « Phaéton » à Nice . Même si ma voix bascule vers le lyrique (je rêve pour l’avenir de Massenet, de Des Grieux dans « Manon », ou de Werther), je veux toujours chanter Mozart.
Jean-Loup Pagésy : Je vais de mon côté interpréter Tonio de « Paillasse » de Leoncavallo en Italie dans la région des Pouilles, mais aussi une rareté, « Le code noir » de Louis Clapisson avec l’ensemble Les Paladins de Jérôme Correas, en région parisienne. Je suis par ailleurs très impliqué dans le programme Carib’opera, en Guadeloupe et en Martinique, pour développer l’art lyrique dans les DOM TOM. Nous allons monter « Don Giovanni » en Guadeloupe en avril 2020, après « La flûte enchantée » présentée l’an passé. Je m’investis beaucoup là-dessus.
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« Ça fait du bien de se lâcher comme ça sur scène. »
Fragil : Un souvenir particulièrement précieux sur une scène d’opéra ?
Mark Van Arsdale : J’ai fait beaucoup de Tamino dans « La flûte enchantée », notamment à Nice en 2016. A la fin, quand Pamina arrive avant les épreuves, elle retrouve Tamino et chante son nom, je lui réponds « O welch ein Glück ! » (Quelle joie !). Cet instant de l’arrivée de Pamina est vraiment magique et reste dans mon cœur, comme si elle disait simplement « Te voilà », comme une évidence.
Serenad B.Uyar : Pour moi, c’était une «Traviata » à Clermont-Ferrand, et il y avait encore plus d’émotion ce soir-là. J’étais en larmes même pour les saluts. Ça fait du bien de se lâcher comme ça sur scène.
Jean-Loup Pagésy : Lorsque j’ai chanté pour la première fois à l’Opéra Bastille, c’était en 2003 dans « Salomé » de Richard Strauss, dans le rôle du cappadocien. A la fin, je regardais Karita Mattila danser la danse des sept voiles. Lorsque l’on se produit sur une très grande scène pour la première fois, cela fonde un chanteur : chanter est un acte très psychologique.
Photo de haut de page prise à Saint-Céré par Alexandre Calleau.
Avec nos remerciements à Christine Gateuil, propriétaire de l’hôtel du Touring à Saint-Céré, où s’est déroulé cet entretien.