C’est un lieu de poésie qui nous a été révélé par ce beau festival qui a eu lieu sur deux jours et deux sites : à l’Abbaye de St Jacut et à la Maison de la mer. Le thème en était cette année « Nomades ». Le poète Alexis Goaguen, entre Ste Pierre et Miquelon et Ouessant et Jorge Najar, poète péruvien, ont fait vibrer les lieux de leurs poèmes puissants.
Un des invités était également cette année le musicien poète Titi Robin. Il a accepté de rencontrer Fragil et de se livrer en toute liberté sur son travail, son univers, son lien à la poésie.
Fragil : A quelqu’un qui n’aurait jamais écouté votre musique, et qui vous demanderait ce que vous faites, que diriez-vous ?
Titi Robin : Je serai bien embêté car définir son propre langage n’est pas simple. Je dirais que mon travail se rattache à la grande culture méditerranéenne. Je suis un musicien français qui assume ses racines méditerranéennes du sud de l’Europe. Je considère la Méditerranée comme un pont entre les différentes rives, ce qui englobe les musiques du nord de l’Afrique et du Moyen Orient. Cette culture a toujours reçu beaucoup d’influences depuis l’Asie centrale et l’Inde du nord que ce soit pour la musique mais aussi pour la philosophie, la poésie. Globalement cet univers là a inspiré la manière dont j’écris et dont je fais de la musique. On sent la culture gitane et orientale, et en même temps c’est une musique occidentale contemporaine car je suis occidental avec ces racines revendiquées du sud et de l’est de l’Europe.
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Fragil : Comment êtes-vous entré en musique ?
Titi Robin : J’ai l’impression que je n’ai pas choisi . C’est un langage qui s’est imposé à moi à l’adolescence à une époque où les mots du quotidien ne suffisaient pas. En musique je pouvais dire des choses et j’avais l’impression d’être compris, surtout quand je jouais de la façon la plus sincère possible. Je suis autodidacte, je n’ai jamais pris de cours de musique.
Au départ j’ai pris une guitare comme beaucoup d’adolescents, et très vite il est venu sous mes doigts une manière de jouer particulière. Plus je jouais sincèrement, pas pour épater les autres comme quand on est adolescent , plus ça touchait, souvent les jeunes filles car les garçons cherchaient de la virtuosité, essayaient de comparer. Quand j’étais sincère, cela m’ouvrait. Cela concerne aussi peut-être la poésie. Lorsque j’étais sincère, c’est le moment où je commençais à parler pour d’autres. C’est pour cette raison je pense que je suis devenu musicien professionnel : je dis quelque chose et je ne parle pas que pour moi. Le geste de la poésie est le même : la source est toujours une intimité , parfois une solitude dure mais dans laquelle on peut exprimer des choses et dans un deuxième temps partager.
Fragil : Comment avez-vous découvert le oud, le buzuq et comment avez-vous appris à en jouer ?
Titi Robin : J’ai appris à en jouer de manière autodidacte. Les autodidactes n’ont pas un seul professeur , ils en ont cent. Chaque personne qu’on rencontre, on lui prend quelque chose. L’école buissonnière c’est ça : sur les bords du sentier il y a beaucoup de choses à cueillir.
J’ai découvert le oud à la Roseraie à Angers, par un ami qui m’a fait écouter Mounir Bachir, joueur de oud irakien. Je n’ai pas entendu du oud mais quelqu’un qui me parlait intimement. Il a un jeu avec beaucoup de silences, très proche de ce que j’aime dans la poésie. J’ai été très touché par cela . Je l’ai rencontré plus tard, il est venu m’écouter du Moyen Orient .
Quand on est autodidacte on est très curieux, très gourmand. Il n’y a pas de limites.
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Fragil : Le fait que vous n’avez pas suivi de cours, pas été formaté, vous a-t-il permis cette liberté d’aller glaner dans différents univers musicaux ?
Titi Robin : Oui, c’est certain. Mais on peut aussi se perdre. J’avais une quête qui est devenu un besoin, et la colonne vertébrale. J’échappe à un certain formatage. Ce que je fais doit correspondre à mon désir, à mon besoin. Je cherche de nouvelles lectures, je digère et je partage à nouveau.
J’ai joué aussi de la mandoline, tous ces instruments sont des luths méditerranéens, avec plein de variantes. Il y a le saz, luth turc que j’aime beaucoup mais rattaché à une culture alevi , l’instrument est trop sacré pour certains. J’avais trop de respect pour cet instrument et je ne voulais pas faire n’importe quoi , prendre un instrument qui a un sens précis dans l’écriture et l’utiliser d’une autre manière.
Les instruments de la famille du buzuq sont très récents, début du XXème siècle,leur métissage est très récent.
Je sentais que je pouvais me l’approprier sans gêne.
Fragil : Quelles sont vos influences musicales ?
Titi Robin : La culture gitane, qu’elle soit manouche dans le nord de la France et gitane dans le sud. Quelques-uns des musiciens avec qui j’ai commencé à jouer tout jeune étaient de cette culture là. Je n’ai pas connu de frontières entre les groupes gitans , arabes. On a grandi ensemble. Le public comprenait ma manière de jouer de prime abord. On jouait pour des baptêmes berbères, des noces maghrébines, dans des lieux gitans. Mon style plaisait dans ce milieu, j’étais reconnu. On s’assemble avec les gens à qui on ressemble. Cela s’est fait naturellement. Quand vous êtes artiste vous allez là où vous êtes compris.
Le flamenco est une des grandes musiques qui m’ont inspiré même si je n’en joue pas. Je joue avec des artistes de flamenco mais qui viennent sur mon terrain. C’est pour moi une des grandes musiques du XXième siècle. C’est pour moi une musique européenne même si c’est difficile à concevoir dans la vision officielle actuelle. Je n’adhère pas au storytelling actuel.
Fragil : Vous dites que vous ne faites pas une musique différente à chaque fois mais que vous avez les mêmes obsessions depuis l’enfance.
Titi Robin : Oui, je creuse à chaque fois le même trou depuis petit. Par exemple en Inde, le chanteur et les chanteuses sont indiens, j’ai traduit ma poésie en hindi avec des traducteurs. Pendant la tournée, à Madras,des journalistes français qui suivaient un homme politique sont venus au concert. Ils m’ont dit : alors, maintenant tu joues de la musique indienne ? Parce que j‘étais assis en tailleur, avec des musiciens indiens, habillé en costume traditionnel. Je leur ai dit que si ils posaient la question aux musiciens indiens ils allaient rigoler parce qu’ils jouaient mon répertoire. Les sons étaient de la musique indienne mais le répertoire était le mien. Ils venaient sur mon territoire, se sont adaptés à mon univers et il se trouve que nos univers sont cousins. Il y a plein de ponts que je connais. J’ai conscience des liens qui existent dans la culture du sud de la Méditerranée jusqu’au nord de l’Inde et qui persistent. La poésie du flamenco est très proche des ghazals (chants d’amour à résonance mystique) qu’on chante en langue hindi, en perse. En Turquie, en Iran, on trouve des métaphores poétiques très proches. C’est très facile de se sentir à la maison si on est touché par cette poésie là. Ces liens sont pour moi des cordes très solides. On pourrait réécrire l’histoire de nos cultures sous cet angle là. Mais c’est la géopolitique qui écrit l’histoire . On oppose nord/sud et est/ouest, mais l’histoire aurait pu être différente. En tant qu’artiste je suis dans un univers souterrain, pas reconnu mais qui existe très fort. A Perpignan il y avait un colloque sur la poésie soufi tout près du quartier gitan. J’étais invité , il y avait des universitaires , pas de mélange, pas de gitan. J’ai proposé à un des participants, français d’origine persane,de venir avec moi voir des amis dans le quartier gitan. On a discuté de poésie, des paroles des chansons. Il a été étonné de voir que tout ce dont il avait été question comme quelque chose d’ancien, d’éloigné, était là . Par exemple il était question du grand poète Hafez , qui dit : « Nous sommes ceux qui déchirons le col de nos chemises. « Cette métaphore sur la violence de la passion est très fréquente en Asie Centrale. J’ai demandé à un copain de chanter et les paroles disaient : « je suis venu à ta noce et j’ai déchiré ma chemise ». J’ai dit à l’universitaire que ce n’était pas seulement une métaphore, que chez les gitans, on est adulte le jour où un frère ou un oncle déchire notre chemise neuve pendant une noce. C’est l’incarnation de la métaphore. Il y avait pourtant un mur entre ce colloque et cette réalité. Et j’essaie d’être un pont entre ces mondes.
Fragil : Vous alternez les projets collectifs , avec par exemple Erik marchand ou avec l’album « Gitans » , et les projets plus individuels , comme avec « Le regard nu ». Ce va et vient est-il une nécessité pour vous ?
Titi Robin : C’est un équilibre. J’ai besoin de la solitude, l’écriture de la poésie est liée à cela. Le travail d’improvisation modale sur l’instrument est aussi solitaire. Et à d’autres moments on a envie de faire la fête, de partager avec les autres, de jouir du groupe. Le collectif peut fatiguer tout comme la solitude, mais les deux sont nécessaires.
Fragil : Quel est le travail le plus représentatif de la diversité de votre univers ?
Titi Robin : Le disque « Un ciel de cuivre » enregistré en 2000 permet de comprendre le mieux mon univers , de la manière la plus harmonieuse. Il n’y a pas de rupture entre les morceaux, ce qui permet de comprendre mon langage. C’est important aussi d’être radical, mais ce disque là est celui que j’ai formellement le mieux réussi.
Fragil : Pouvez-vous nous parler de votre album avec Mehdi Nassouli (Taziri, sorti en 2015) ?
Titi Robin : Il a fait suite à un travail d’enregistrement que j’ai fait au Maroc. J’ai rencontré Mehdi Nassouli et il a intégré le spectacle « Les rives » , avec plusieurs invités différents dont lui pour le Maroc. On a eu ce projet basé sur notre collaboration. L’idée était de se baser sur ce qui existe sur la rive nord et la rive sud de la Méditerranée hors de toute influence anglo-saxonne, de créer une musique moderne avec ces langages sans que ce soit anglo-saxon.
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Fragil : Mehdi Nassouli dit que vous êtes sans frontière et que vous n’avez pas de limite musicale ? Iriez-vous vers d’autres sortes de musique ?
Titi Robin : C’est un malentendu, car j’ai beaucoup de limites et je ne souhaite pas être sans frontière. Je crois aux frontières, quand on rencontre quelqu’un d’autre il faut apprendre à la connaitre, c’est la même chose avec les cultures : tout le monde n’a pas le même langage, c’est magnifique d’en apprendre de nouveaux, cela implique qu’on reconnait une différence et qu’il y a des frontières. On apprend sur soi en rencontrant l’autre. Mehdi dit cela parce qu’on n’a pas intégré l’histoire de la culture méditerranéenne, elle n’est pas racontée.On a l’impression que je fais de la fusion en prenant des éléments disparates alors qu’ils sont déjà réunis . Je réactive quelque chose qui existe déjà. Je n’apprécie pas le terme « fusion », « world music ». Cela me rend malheureux car c’est une des causes des violences actuelles, y compris terroriste : quand des jeunes dans le monde arabe s’en prenne à l’occident, cela renvoie dans leur tête à une époque religieuse du passé qu’ils reconstruisent de façon fantasmatique parce qu’ils nomment la modernité comme uniquement occidentale, comme si il n’y avait pas d’autres voies possibles. Ils retournent dans un passé mythique. Pour leur culture, religion, mode de vie, l’unique voie pour eux est d’adhérer à la culture occidentale ou de retourner dans un passé mythique. C’est violent, et je pense que c’est l’histoire qu’on raconte comme ça : ils se révoltent contre l’occident parce qu’ils ont adopté son point de vue. Pour eux, la modernité c’est mauvais et uniquement occidental. C’est grave, Pas pour ma musique, mais plus globalement. On peut aussi parler du complexe de la province par rapport à Paris, de Paris par rapport à New York, comme si cette modernité était une vérité déjà écrite. Il faut pouvoir imaginer d’autres voies, c’est ce que j’essaie de construire dans ma musique. J’aime beaucoup la culture littéraire et musicale anglo-saxonne, le problème n’est pas la culture elle-même mais comment elle est instrumentalisée politiquement.
Fragil : Avez-vous déjà travaillé avec des musiciens maliens ?
Titi Robin : La culture malienne m’a toujours plu. Ce courant là, souvent lié à l’islam, englobe aussi les pays subsahariens. J’ai compris pourquoi j’aimais Ali Farka Touré .J’ai des amis maliens musiciens , on a travaillé épisodiquement ensemble. J’ai fait un hommage à Oumou Sangaré avec Toumani Diabaté à Bamako. J’y ai reçu un accueil magnifique. J’ai vu Toumani Diabaté au Festival des musiques sacrées de Fès et il m’a sollicité pour un projet. Il suffit qu’un organisateur ou un producteur suscite quelque chose car sur le fond tout est là !
En 2000 à La Cigale Oumou Sangaré est montée sur scène et aussi au New Morning.
Fragil : Que pouvez-vous nous dire de votre dernier album « Rebel Diwana » ?
Titi Robin : C’est mon 21ème album. Il est radical dans sa proposition formelle. Il y a une guitare électrique, une batterie, des claviers électroniques, une basse. Il y a deux indiens au sarangi et au chant , plus familier. Shuheb Hasan chante mes textes traduits en hindi et je récite les textes en français. J’ai voulu utiliser des instruments de la culture anglo-saxonne en enlevant tous les clichés. Il est liée à la crise géopolitique actuelle, aux violences migratoires qui ont lieu dans beaucoup de pays qui me sont chers. Il est assez dur et le public ne retrouve pas les timbres, les sons habituels . Je suis souvent embêté par les malentendus du genre « musique du monde ». Je peux jouer d’une batterie, d’une guitare électrique, cela ne changera rien à mon propos, à mon langage. Je voulais percer des barrières, au-delà de la forme. Je suis têtu donc il y a toujours la poésie, la musique indienne, qui a été présente dès mon premier album en 1984. Je voulais qu’il y ait sur scène une puissance sonore pour exprimer la violence que je ressens du monde. Je me suis dit que je pouvais me permettre de faire ce pas de côté, que cela ferait sens. Pour l’instant les gens sont choqués car cette violence est dérangeante.
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Fragil : Quels sont les poètes qui vous inspirent , à part Hafez (poète perse du XIV ème siècle) et Alisher Navoi (poète perso-ouzbèk du XV ème siècle) que vous citez ?
Titi Robin : Il y en a tellement ! Et je continue à en découvrir. Cela commence dans le sud de l’Europe , comme dans le Flamenco qui contiennent une poésie en quatrains comme dans le ghazal jusqu’au Moyen Orient et en Inde. Les strophes ont leur propre autonomie et quand le chanteur les utilise ce n’est pas comme une chanson avec une suite , les quatrains sont enchainés. Les poèmes sont courts et indépendants, comme des chapelets.
J’ai toujours autant travaillé la poésie que la musique, depuis le début. Je voulais réussir à nommer avec les mots ce que je ressentais. C’était plus difficile qu’avec la musique mais j’y tenais. Certains des poèmes que j’utilise aujourd’hui je les ai écrits il y a plus de 30 ans. C’est la même esthétique, la même démarche. Je n’ai pas partagé ma poésie pendant longtemps car je n’étais pas certain qu’elle soit au niveau que je souhaitais. Il y a quelques années j’ai estimé que le moment était arrivé de la lancer sur la route, je l’ai montrée à Michael Lonsdale qui l’a appréciée au point qu’il m’a proposé d’enregistrer un album et de faire des concerts. Depuis longtemps ce sont mes poèmes qui sont chantés mais traduits. Lors des ateliers de traduction en turc et en hindi je me suis régalé. Sur l’album avec Mehdi Nassouli c’est lui qui les a adaptés en darija. Je fais le travail du texte toujours en parallèle avec la musique.
Quand on écrit, c’est déjà une traduction, c’est un pont entre ce que l’on ressent et les autres. C’est un entrelacement entre les sentiments, les idées et les mots. Ensuite il va y avoir des ponts entre les langues, par des écrivains. Ce geste de traduire est un des plus magnifiques qui soit. Le poème perd quelque chose en étant traduit mais devient autre chose. Les plus grands poètes, comme certains poètes iraniens contemporains que je découvre en ce moment, sont presque tous traducteurs.
Fragil : Que vous inspire ce lieu, St Jacut de la Mer ?
Titi Robin : Cette presqu’île toute fine, étroite avec le village au milieu est un lieu magnifique, très inspirant. La lumière est touchante. La nature traduit sans arrêt, le littoral change sans arrêt avec les marées. Et en plus c’est préservé des touristes : les grèves s’étalent avec peu de gens. C’est une très bonne idée de faire un festival ici.
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Fragil : Quels sont vos projets ?
Titi Robin : J’essaie de relancer ma carrière en Inde. Des choses sont en train de se reconstruire. Je suis invité au Festival Jazzèbre à Perpignan en octobre, pour des retrouvailles avec les musiciens gitans de Perpignan, pour une création. Il y a un nouveau spectacle réunissant la musique et la poésie, dans la lignée de mon travail avec Michael Lonsdale, avec le langage du corps porté par la danseuse Nuria Rovira Salat
Mes différentes formations tournent toujours : Nargis avec Chris Jennings à la contrebasse et Habib Meftah aux percussions, avec mon répertoire joué de façon improvisée, et la tournée de Rebel Diwana au printemps 2019.
Ces formations sont au cœur de mon univers même si elles sont ponctuelles, comme les branches d’un arbre.