• L'enfant et les sortileges
21 octobre 2016

Ravel à la Scala de Milan : Revanche poétique de l’ordre des choses

La Scala de Milan a affiché, en mai 2016, un diptyque consacré à Maurice Ravel, « L’heure espagnole » et « L’enfant et les sortilèges», dans une mise en scène de Laurent Pelly et sous la direction musicale de Marc Minkowski, deux noms associés à quelques spectacles d’anthologie. Il est très émouvant de voir une troupe de chanteurs français aux noms familiers défendre cette musique sur cette scène mythique.

Ravel à la Scala de Milan : Revanche poétique de l’ordre des choses

21 Oct 2016

La Scala de Milan a affiché, en mai 2016, un diptyque consacré à Maurice Ravel, « L’heure espagnole » et « L’enfant et les sortilèges», dans une mise en scène de Laurent Pelly et sous la direction musicale de Marc Minkowski, deux noms associés à quelques spectacles d’anthologie. Il est très émouvant de voir une troupe de chanteurs français aux noms familiers défendre cette musique sur cette scène mythique.

La saison 2015-2016 a débuté, à la Scala, par une rareté de Giuseppe Verdi, Giovanna d’Arco, dans une vision de Patrice Caurier et Moshe Leiser, deux artistes invités dans les opéras les plus prestigieux du monde, et régulièrement à l’affiche d’Angers Nantes Opéra depuis 2004. Cette soirée Ravel réunit un autre duo, formé d’un metteur en scène, Laurent Pelly, et d’un chef d’orchestre, Marc Minkowski, à qui l’on doit des spectacles marqués par leur imagination tourbillonnante. Ils étaient à l’affiche d’une mémorable Platée de Rameau, créée en 1999 au Palais Garnier et régulièrement reprise depuis. L’une des images emblématiques, véritable fusion entre la musique et le jeu, en était celle d’une allégorie de la Folie, incarnée par une chanteuse qui s’emparait de l’avant du plateau, et dont la robe était une partition géante, qui se développait dans des vocalises aux aigus vertigineux. Ces deux artistes se sont aussi retrouvés sur des œuvres d’Offenbach, La belle Hélène et La grande duchesse de Gerolstein, au théâtre du Châtelet, avec l’étourdissante Felicity Lott. L’heure espagnole comme L’enfant et les sortilèges reposent sur des dérèglements d’objets du quotidien. Laurent Pelly en dresse de brillants inventaires à la Prévert, d’une merveilleuse poésie.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/scalaphotoshop.jpg » credit= »Alexandre Calleau » alt= »scalamilan » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le Teatro alla Scala datant de 1778 est le temple mythique de l’opéra à Milan » captionposition= »left »]

 

Petits désordres du temps

L’heure espagnole s’inspire d’une pièce de Franc-Nohain qui avait été créée au Théâtre de l’Odéon en 1904, et dont Maurice Ravel (1875-1937) fit le livret de sa première œuvre lyrique, composée en 1907 et représentée pour la première fois en 1911. La figure centrale en est Concepción, épouse de l’horloger Torquemada. Chaque semaine, il y a un jour où elle aime être seule pour recevoir ses amants. Lorsque l’action commence, elle incite son mari à partir en lui rappelant qu’il doit aller régler les horloges de la ville. Mais une fois seule, rien ne se passe selon ses désirs, ce qui déchaîne sa fureur en de multiples caprices. Chacun de ses prétendants est contraint de se cacher dans deux horloges différentes, que le muletier Ramiro, venu seulement faire réparer la montre de son oncle torero, soulève et déplace successivement, et à plusieurs reprises. Le premier amant de Concepción l’ennuie, car il se montre avant tout soucieux de déclamer ses vers, tandis que le second est vraiment trop gros au moment délicat de se cacher dans l’horloge. Le temps presse, et aucun des deux ne parvient à être là où Concepción l’attend. A la fin de l’histoire, les lourdes pendules sont achetées par leurs deux occupants, pour justifier au mari leur présence à l’intérieur, sous prétexte de les contempler, tandis que Concepción part finalement avec Ramiro, le seul à avoir su se montrer là aux bons moments.

 

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/040_photoshop.jpg » credit= »Brescia/Amisano © Teatro alla Scala » alt= »L’heure espagnole » align= »center » lightbox= »on » caption= »Chacun des prétendants de Concepción est contraint de se cacher dans deux horloges différentes » captionposition= »left »]

 

Dans cette comédie d’un temps qui s’affole, des métronomes, pendant l’ouverture, sont réglés différemment pour donner à entendre des tic-tac déréglés. Laurent Pelly prolonge cette confusion dans le décor exubérant imaginé par Caroline Ginet et Florence Evrard. Un nombre impressionnant d’horloges de toutes sortes sont accrochées au mur. Elles ne disent pas la même heure, et vont parfois dans le sens inverse des aiguilles. Ce temps démultiplié ne reflète-t-il pas l’âme variable et multiple de Concepción, éternelle insatisfaite ? Tous ces cadrans sont en tous cas détournés de leur fonction de dire l’heure, et créent un joyeux désordre, que l’on retrouve dans l’intérieur de l’horloger. La boutique, avec l’appartement à l’étage, semble en effet le lieu de toutes les extravagances. Des objets, parfois improbables, se rencontrent : un taureau statufié, une guitare, des portraits d’Espagnoles et des éventails sont l’écho du pays évoqué dans le titre, comme un lointain souvenir, aux côtés d’un bureau et d’une machine à laver avec sa boîte de lessive Ariel. Un escalier mène à l’étage et le vélo de Concepción, lorsqu’elle ne s’en sert pas, semble suspendu. Il y a aussi une voiture, dont on ne se rend compte de la présence que lorsque les phares s’allument, dans l’annonce d’un possible départ. Ce décor déborde de vie, à l’image de l’urgence de cette journée particulière.

 

[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »L’orchestre est extrêmement dense, et les cloches, le carillon et le célesta reflètent les nuances insaisissables du cœur, en des effets troublants » parallax= »off » direction= »left »]

 

 

 

L’exécution musicale est très intense, en une fascinante symbiose entre la partition et le théâtre. L’orchestre est extrêmement dense, et les cloches, le carillon et le célesta reflètent les nuances insaisissables du cœur, en des effets troublants. Stéphanie D’Oustrac apporte à la figure de Concepción un tempérament exacerbé, dont l’ardeur est magnifiée par un timbre chaleureux. Cette magnifique artiste était mémorable en Carmen, dans la vision de Jean-François Sivadier en 2010 à l’Opéra de Lille. Elle retrouvera ce rôle mythique au prochain festival d’Aix-en-Provence. Jean-Luc Ballestra joue, sur l’impressionnant plateau du temple milanais, avec cette évidence qui faisait tout le charme du poète Olivier de Capriccio, qu’il incarnait à l’Opéra de Metz en janvier dernier. Son aisance scénique est stupéfiante et il donne à Ramiro une présence et un relief incroyables. Ce déménageur de pendules, qui est aussi philosophe, se réjouit de déplacer les horloges ; ses arias amplifient cette belle énergie par une voix aux couleurs pénétrantes. Yann Beuron, Jean-Paul Fouchécourt et Vincent Le Texier (étincelant Jupiter dans Platée) sont des habitués des spectacles de Laurent Pelly, et ils apportent de flamboyants élans de vie à des êtres portés par une panique jubilatoire.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/087_photoshop.jpg » credit= »Brescia/Amisano © Teatro alla Scala » alt= »L’heure espagnole » align= »center » lightbox= »on » caption= »Les artistes apportent de flamboyants élans de vie à des êtres portés par une panique jubilatoire » captionposition= »left »]

 

L’heure était espagnole également à Milan, ce 26 mai 2016 quand s’est tenue cette représentation. Deux jours plus tard avait lieu en effet la finale européenne de la Ligue des Champions entre les deux équipes madrilènes du Real et de l’Atlético. L’ambiance était festive et joyeuse, de la somptueuse galerie Victor-Emmanuel II, toute proche, à la cathédrale du Dôme. Les horloges de l’opéra et du football coïncidaient ce jour-là…

Un opéra dont le dernier mot est Maman

L’enfant et les sortilèges a été créé en 1925 à l’Opéra de Monte Carlo, sur un livret de Colette. Un enfant, qui ne veut pas faire ses devoirs scolaires, est puni par sa mère qui l’oblige à rester dans sa chambre. Très en colère, il s’en prend aux objets qui l’entourent, jette la tasse chinoise par terre et tire la queue du chat. Mais les animaux et les choses s’animent en une inquiétante revanche qui a les contours d’un cauchemar dans lequel l’enfant ne maîtrise plus rien. C’est le triomphe du surnaturel et de la poésie, sublimés par les éclairages envoûtants de Joël Adam.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/038_photoshop.jpg » credit= »Brescia/Amisano © Teatro alla Scala » align= »center » lightbox= »on » caption= »Dans un éclairage doré d’un autre temps, des personnages sortis de la tapisserie arrachée par l’enfant chantent une mélancolique pastourelle, en témoignage de ce qui ne reviendra plus » captionposition= »left »]

 

 

[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »Des images surréalistes et pleines d’humour » parallax= »off » direction= »left »]

 

 

La mise en scène de Laurent Pelly repose sur la démesure et l’excès, et la première image est saisissante. La table sur laquelle l’enfant est assis est immense, comme la chaise, et la mère d’une taille imposante et exagérée, ce qui augmente la sensation d’écrasement. La mezzo Delphine Haidan enveloppe ce personnage intimidant d’une voix puissante. Les objets qui prennent vie sont aussi complètement disproportionnés, comme la théière et la tasse chinoise qui dansent, ou la pendule géante qui abrutit l’enfant. Ces images sont surréalistes et pleines d’humour. Le jardin est rempli de menaces, dans le décor irréel de Barbara de Limburg, aux allures de forêt ensorcelée, sur des sonorités miraculeuses. Marianne Crebassa dresse un portrait riche en nuances de l’enfant. Sa voix est pleine de grâce dans l’air qui s’achève sur ces mots suspendus, « Tu ne m’as laissé comme un rayon de lune qu’un cheveu d’or sur mon épaule ». La voix est claire et lumineuse, ce qui n’empêche pas l’expression de la colère ou de l’effroi, en de brutaux contrastes.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/024_photoshop.jpg » credit= »Brescia/Amisano © Teatro alla Scala » align= »center » lightbox= »on » caption= »La tasse chinoise disproportionnés prend vie et se met à danser » captionposition= »left »]

 

 

L’œuvre, par ses nombreux petits rôles, favorise un esprit de troupe. On retrouve Stéphanie D’Oustrac en chatte et en écureuil, Jean-Luc Ballestra en horloge comtoise et en chat, avec un numéro vocalement désopilant. Delphine Haidan joue aussi la tasse chinoise et la libellule, et Jean-Paul Fouchécourt chante la théière. On se réjouit aussi de retrouver Jérôme Varnier dans les rôles du fauteuil et de l’arbre tandis qu’Armelle Khourdoïan se montre aérienne dans les vocalises cristallines du feu, de la princesse et du rossignol. Dans un éclairage doré d’un autre temps, des personnages sortis de la tapisserie arrachée par l’enfant chantent une mélancolique pastourelle, en témoignage de ce qui ne reviendra plus. Le protagoniste, au terme de son parcours initiatique, s’avance vers la lumière rassurante d’une fenêtre, livrée par la nuit, où se dessine la silhouette consolante de Maman, le dernier mot de l’opéra, en signe de réconciliation.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/10/106_photoshop.jpg » credit= »Brescia/Amisano © Teatro alla Scala » align= »center » lightbox= »on » caption= »La silhouette consolante de Maman, le dernier mot de l’opéra, en signe de réconciliation » captionposition= »left »]

 

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017