Martine Chevallier est la 478ème sociétaire de la Comédie Française (depuis sa création en 1680), dont elle part en retraite au 1er janvier prochain. La comédienne, formée notamment par Antoine Vitez, est entrée dans la Maison de Molière en 1986. Au début de cette année-là, elle jouait l’Infante du Cid de Corneille, aux côtés de Francis Huster, Jean Marais et Jean-Louis Barrault, au Théâtre du Rond-Point. L’actrice revient sur le récent Jules César, mis en scène par Rodolphe Dana, le directeur du Théâtre de Lorient, et elle évoque aussi quelques temps forts de sa carrière. On la verra en 2020 au cinéma, dès le 12 février, dans un film qui s’annonce un évènement, Deux de Filipo Meneghetti, mais aussi au Théâtre du Vieux Colombier en septembre, pour une reprise de Hors la loi de Pauline Bureau.
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« J’aime les challenges et le risque… »
Fragil : Vous venez d’interpréter le rôle-titre de Jules César dans la pièce de Shakespeare au Théâtre du Vieux Colombier. Comment s’empare-t-on d’un tel personnage ?
Martine Chevallier : Quand le metteur en scène Rodolphe Dana m’a convoquée, en avril dernier, pour me dire qu’il me donnait le rôle de Jules César, je lui ai demandé quel était son but. La seule réponse tangible qu’il m’a donnée a été « Pourquoi pas ». Les rôles de Marc-Antoine et de Cassius allaient aussi être tenus par des comédiennes, je n’ai pas poussé le questionnement plus avant. Je me trouvais de plus un peu pressée par le temps, j’aime les challenges et le risque, et Jules César était ma dernière pièce en tant que sociétaire au Français. J’ai commencé à apprendre le rôle, mais au cours du travail en amont, le texte a été modifié pour finalement être réduit de près d’une heure trente. Nous n’avons vraiment pu apprendre la pièce dans sa forme définitive qu’au moment où nous l’avons répétée, en juillet et en septembre. Pour moi, le costume, mais aussi les chaussures, étaient très importants pour incarner cette figure d’empereur, car tout passe par la démarche. Je suis partie en vacances avec l’idée d’un costume qui ne me convenait pas, et qui ne pouvait pas fonctionner avec ce que je voulais donner au personnage. Il fallait vraiment que je rentre en scène en faisant admettre que j’étais Jules César, et que la première impression soit la bonne. Je n’ai pas été la seule dans la troupe à avoir un tel souci, je me suis permis de dire ce qu’il en était, et des choses ont été modifiées, même si je n’ai pas eu vraiment ce que je souhaitais. Au fil des représentations, j’ai changé certains détails pour avoir plus de coffre. Je ne me suis pas emparé du personnage ; César est un homme entouré, mais qui suit une route de pouvoir solitaire. J’ai suivi mon instinct pour le jouer, avec les camarades que j’avais en face de moi. La bifrontalité pour cette pièce a été difficile, avec des spectateurs de chaque côté, et certains acteurs faisaient plusieurs rôles. La bande-son était malgré tout extraordinaire, et elle nous a énormément aidés, comme s’il y avait un onzième acteur. Jefferson Lembeye a fait là un formidable travail. Petit à petit, j’ai construit le personnage en évacuant ce que je représentais physiquement. Notre travail a été complexe à cause de tous ces empêchements, mais ça a finalement donné quelque chose de possible. Nous jouions à chaque représentation sur un fil, comme des funambules ou des atomes libres, en tentant de nouvelles choses, au lieu d’évoluer dans une conception architecturée où nous aurions pu inventer. Mais nous avons tous été consciencieux jusqu’au bout et le public a été content dans l’ensemble, car nous n’avons pas cessé de creuser nos personnages. C’est difficile d’incriminer un metteur en scène aussi sympathique, qui de plus est un bon acteur, mais je me devais de dire les choses avec honnêteté. J’ai été très heureuse de travailler avec mes camarades, mais j’aurais aimé jouer mon dernier rôle de Sociétaire à la Salle Richelieu…
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« J’adore aborder les rôles par un biais différent et casser les lignes en sortant des archétypes. »
Fragil : Que représente pour vous l’univers de Shakespeare, dont vous avez aussi joué, dans un registre très différent, Titania du Songe d’une nuit d’été Salle Richelieu en 2014 ?
Martine Chevallier : Je regrette de ne pas avoir joué beaucoup de pièces de Shakespeare, même si l’on ne travaille pas sur la matière vraie du texte mais sur des traductions poétiques. Pour Le songe d’une nuit d’été comme pour Jules César, il s’agissait de celle de François-Victor Hugo. J’aurais aimé incarner Lady Macbeth dans La tragédie écossaise. J’adore aborder les rôles par un biais différent et casser les lignes en sortant des archétypes. C’est peut-être pour cela que ça m’intéressait de jouer Jules César. Laurence Olivier a dit que « Lady Macbeth c’est simple, sa colonne vertébrale c’est la bêtise », de telles affirmations sont de petites clefs qui ouvrent des portes sur des personnages. Shakespeare me plait beaucoup, car il mêle à la fois du baroque, de la drôlerie, de la sauvagerie et de la beauté, on y retrouve toutes les conditions de l’humanité. Ce qui est passionnant chez cet auteur, c’est sa façon de traiter les sujets ; il sera éternellement moderne, par son art du non-dit, de la chose impossible à traduire, de l’éphémère et de la folie poétique, qui s’inscrivent dans ma propre complexité d’actrice.
Fragil : Parmi les grands moments de votre carrière, vous avez interprété à la Comédie Française la Marquise Cibo de Lorenzaccio de Musset, dans la mise en scène de Georges Lavaudant, en 1989, joué dans Caligula d’Albert Camus, dans une vision du cinéaste Youssef Chahine, en 1992, et incarné Mathilde du Retour au désert de Koltès en 2007, dans le spectacle de Muriel Mayette, pour lequel vous avez obtenu le Molière de la meilleure comédienne. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Martine Chevallier : J’ai adoré travailler avec Georges Lavaudant, et ce rôle de la Marquise Cibo reste un beau souvenir. La vision de ce metteur en scène est toujours pointue, élaborée et pensée, très architecturée. Rien n’est laissé au hasard, sauf le jeu de l’acteur dans le vivant. Le spectacle de Youssef Chahine était merveilleux, oriental tant sur le plan de la mise en scène que des personnages. Nous étions complètement ailleurs, sur une autre planète et dans un autre temps, avec un côté malgré tout ancré dans une pensée politique, sous le reflet de ce qui se passait en Egypte à l’époque. Les costumes, les décors et la musique étaient divins ! J’ai adoré jouer avec Jean-Yves Dubois, trop tôt disparu, qui incarnait Caligula. J’ai également été gâtée par le rôle de Mathilde de la pièce de Koltès. Muriel a une façon très exigeante d’entrer dans le travail. C’est une vraie artiste qui possède une formidable créativité, qui voit très loin dans le texte et les personnages, et ouvre des portes sur l’intelligence. J’ai été très malheureuse que l’on arrête si tôt ce spectacle, au bout d’un mois, à cause du frère de l’auteur.
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« Ce spectacle m’a laissé des marques indélébiles, comme des tatouages intérieurs… »
Fragil : Vous avez une affection particulière pour l’œuvre de Racine, et vous avez été une mémorable Phèdre, dans la vision d’Anne Delbée en 1995. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Martine Chevallier : Ce spectacle m’a laissé des marques indélébiles, comme des tatouages intérieurs, que je n’ai aucune envie d’enlever au laser. Ce que Phèdre, Iphigénie ou Bérénice m’ont apporté, c’est comparable à un accouchement. J’ai beaucoup aimé jouer le rôle de Bérénice dans la mise en scène de Muriel Mayette en 2011, avec Aurélien Recoing, une figure formidable de Titus en face de moi. Cette Phèdre avec Anne Delbée était dans la continuité de son travail sur L’échange de Claudel, qui m’a propulsé dans ce métier en 1976. Sa vision de Phèdre était baroque et opératique. Il y a de la folie chez Racine, qui transparaît même dans les silences, qui fait battre le cœur, frémir le corps, et qui passe par tous les pores de la peau. Bérénice est traversée par un cri très masqué et une fièvre qui passe dans la retenue de la voix et du corps. J’ai aussi incarné Roxane dans Bajazet, qui peut également se jouer dans une fébrilité contenue, où tout bouillonne intérieurement. Le phrasé de Racine est une musique et chaque vers doit être envoyé comme une flèche, une épée sous-tendue par le souffle. C’est un travail qui demande autant de force et de technique qu’une soprano pour une grande scène d’opéra, ou qu’une danseuse dans Giselle ou la mort du cygne. L’essentiel est de travailler sur le langage, en comprenant la place de chaque mot, qui n’est pas placé là par hasard, et en traduisant avec son souffle la parole donnée par la musicalité du vers, pour faire entendre la beauté de ce qui est écrit.
Fragil : Marguerite Duras vous a mis en scène dans sa pièce Savannah Bay, aux côtés de Madeleine Renaud, au Théâtre du Rond-Point en 1983. Quelles étaient ses priorités dans la direction d’acteurs ?
Martine Chevallier : Ce qu’elle posait avant tout, c’était l’importance de la place de chaque mot. Marguerite Duras voulait que les phrases soient dites pour être entendues ; la pensée n’était pas exigeante, mais les phrases l’étaient. Elle me demandait de faire comme si je lisais mon texte. Madeleine Renaud était un génie pur, mais elle n’était pas dans cette école de recherche que nous avons explorée à partir d’Antoine Vitez. C’est pourquoi elle était le personnage de la pièce qu’elle disait, nourri par la force de qu’elle était. Marguerite se reposait sur moi et me demandait d’envoyer mes mots, et d’envoyer mes phrases, sans penser à ce que je disais. C’était comme un principe et ce n’était pas si simple. La dualité de ce que faisait Madeleine et de ce que je faisais donnait quelque chose d’étrange et de différent.
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« C’est une histoire d’amour impossible… »
Fragil : Vous allez revenir au Théâtre du Vieux-Colombier en septembre prochain, pour une reprise d’Hors la loi, de Pauline Bureau, que vous avez créé la saison dernière. Comment présenteriez-vous ce spectacle ?
Martine Chevallier : C’est une création totale de Pauline Bureau, qui a écrit le texte et signé la mise en scène. Le spectacle revient sur les évènements des années 70 qui ont conduit au procès de Bobigny, à partir de l’avortement, qui était interdit à l’époque, de Marie-Claire Chevalier. Ce procès, aux origines de la loi Veil, a lancé la carrière de l’avocate Gisèle Halimi et remué l’opinion publique. Une pétition de 343 personnalités a été signée, regroupant notamment Michel Rocard, Catherine Deneuve et Delphine Seyrig. Je joue deux rôles dans ce spectacle, celui de Marie-Claire Chevalier à l’âge de 60 ans, qui est le fil conducteur de la pièce, et celui de l’avorteuse, dont on ne sait pas ce qu’elle est devenue et que j’ai complètement inventée. C’est un travail extraordinaire, que je me réjouis de reprendre.
Fragil : Votre prochain film, Deux de Filipo Meneghetti, aux côtés de Barbara Sukowa, a été présenté au Festival de Rome en octobre, et sortira en France le 12 février 2020. De quoi s’agit-il ?
Martine Chevallier : C’est une histoire d’amour impossible, dans une société qui interdit l’amour entre deux personnes de même sexe, entre deux femmes. Ce film a été acheté par un des plus grands distributeurs d’Amérique du Nord, pour être diffusé dans le monde entier. Il a été primé au festival Cinemed de Montpellier, et présenté aux festivals d’Arras, de Toronto et de Rome.
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« …un public extrêmement attentif et heureux… »
Fragil : Vous êtes venue à Nantes en 2004 pour une lecture, dans la Chapelle du Grand T, des poèmes de Dominique Pavesi, la sœur de Vincent, le chanteur d’opéra récemment disparu. Quel souvenir en gardez-vous ?
Martine Chevallier : La rencontre avec toutes ces personnes qui ont rendu possible cette lecture est un souvenir prenant et émouvant. Je me souviens d’un public extrêmement attentif et heureux, et d’une belle expérience aux côtés de Vincent, la seule malheureusement que j’ai eue pour lui, grâce à lui et avec lui. C’est très fort dans ma mémoire. Et de plus, la ville de Nantes est liée à mon histoire : mon père y est né en 1927, ma nièce y vit aujourd’hui et mon grand-père Charles y a participé à la création des Nouvelles Galeries…
Photo de couverture : Hors la loi © Brigitte Enguérand