Cette occupation des lieux culturels a débuté le 4 mars 2021 au Théatre de l’Odéon à Paris. Le mouvement initié par plusieurs syndicats et collectifs du milieu du spectacle s’est progressivement généralisé dans toute la France. La CGT Spectacle en dénombre plus de soixante dix au 21 mars. Fragil s’est rendu sur le lieu de l’occupation afin de recueillir le témoignage de plusieurs professionnel·le·s du spectacle, afin d’en savoir plus sur leurs revendications.
Des revendications politiques
Dans un communiqué de presse du 11 mars 2021 diffusé sur la page Facebook de Culture en Lutte autour de Nantes, les occupant·e·s déclarent “L’état d’urgence social et culturel”, et dénoncent “Les conséquences d’une politique de santé désastreuse” qui “font massivement peser sur les populations des mesures restrictives et privatives de liberté.” Ils demandent en premier lieu un retrait de la réforme de l’assurance chômage, un plan massif de soutien à l’emploi, des droits sociaux élargis ou encore une réouverture immédiate des lieux de culture au public.
Une occupation jugée “inutile et dangereuse” par la ministre de la culture
Un employé du théâtre souhaitant garder l’anonymat s’indigne à l’évocation de cette phrase prononcée quelques jours auparavant par la ministre de la culture Roselyne Bachelot.
“C’est presque insultant et méprisant. A force de ne rien faire, l’urgence change d’endroit. On est face à des gens qui se demandent comment leurs enfants vont manger demain. On ne parle pas de la même chose. On ne comprend pas la logique. Des milliards se débloquent pour les entreprises du CAC40 alors qu’ils n’ont jamais gagné autant d’argent. On fait quoi de la planète ? On fait quoi de nos enfants ? On fait quoi de l’avenir ?”
Le technicien est protégé par son statut de salarié. Il soutient avec conviction l’occupation. Il fait pourtant “partie des privilégiés” en évoquant avec émotion la situation précaire des intermittent·e·s. Il trouve légitime que des professionnel·le·s reprennent leur outil de travail. « Le cœur d’un théâtre, c’est le plateau. C’est leur droit.” Depuis le deuxième confinement, l’employé n’a aucune visibilité. “Ce qui est insupportable, c’est que l’on ne sait pas où l’on va. Si on avait une visibilité, les compagnies auraient pu se servir des lieux inoccupés pour travailler leur spectacle.”
Martine Ritz, une des porte-parole de la CGT Spectacle, explique comment se passe la gestion des lieux : “On est très prudents. Les professionnels du spectacle sont des gens habitués à la sécurité, ils font ça du 1er janvier au 31 décembre : la sécurité des spectateurs, de la foule, des comédiens ou des circassiens accrochés à des harnais pour ne pas tomber dans la fosse. La sécurité, ce n’est pas qu’un mot, c’est un métier. Donc la sécurité sanitaire est englobée dans cette sécurité globale. Ici, on met le masque, on respecte la jauge. Tout est géré comme on le fait d’habitude, parce que c’est notre métier. C’est d’ailleurs amusant car les copains qui gèrent l’entrée, ce sont les techniciens, comme ils le font d’habitude, c’est leur compétence. Nous, on est certains d’une chose, c’est qu’on n’a pas envie de tomber malade. On n’est pas fous furieux contrairement à ce que pense Roselyne Bachelot.”
Effectivement, l’entrée est gérée grâce à une permanence des occupant·e·s, qui s’assure que la jauge soit bien respectée, que chacun note correctement son nom et son numéro de téléphone sur le registre en cas de problème, du respect des règles sanitaires.
« On vit au jour le jour »
Valentin, régisseur lumière sous le régime de l’intermittence du spectacle depuis 20 ans témoigne de sa situation. « Je suis dans une situation complètement inédite, comme tout le monde. C’est très compliqué pour nous, comme les musées, les restaurants, les bars, tous les non essentiels. On vit au jour le jour. On nous planifie, les régisseurs des lieux nous appellent, on planifie des dates, qui sont annulées le mois d’après. On attend la sacro sainte parole de Jean Castex qui déclare si on ouvre, on n’ouvre pas, et généralement le vendredi, on reçoit une grosse quantité de mails nous informant que des spectacles sont annulés. On ne signe pas de contrat de travail à l’avance, ils sont simplement et purement annulés sans aucune indemnité, sans rien. Le chômage partiel mis en place au début a pu aider certaines personnes, mais ce n’était pas la solution car il n’y a aucune cotisation prélevée dessus. Aujourd’hui on est au 7ème protocole sanitaire qui va être validé. C’est une source de changement perpétuel, et on n’a aucune perspective. »
Valentin ajoute qu’en 2020, 45 dates initialement programmées par sa compagnie ont été annulées. Seuls 6 festivals les ont indemnisés. Les autres n’ont pas donné de nouvelles à l’heure actuelle, alors que les dates sont officiellement reportées. « Ce qui se passe maintenant c’est que les programmateurs ne signent plus de contrat de cession avant de connaitre les règles sanitaires. Je n’ai aucune projection et je ne peux rien faire. On aimerait avoir des directives claires et simples : une jauge maxi ou des distanciations par exemple.«
L’occupation : “le tremplin de nos revendications”
Pierre Bedouet, comédien nantais, est régulièrement investi dans le collectif des professionnel·le·s de la région Culture en lutte depuis 2014. Il explique que “l’idée d’une occupation est de se réapproprier son lieu de travail, pour que ce soit le tremplin de nos revendications. « C’est ce qu’on est venu dire ici. On vient récupérer les clés. Ici, c’est chez nous, chez les citoyens, chez les techniciens, chez les artistes.”
Martine Ritz souligne également que l’Opéra Graslin a été choisi parce qu’il est au centre de la ville, ce qui permet de parler directement aux nantais sans qu’ils ne se déplacent trop loin. Le but est de présenter leurs revendications, afin qu’ils comprennent qu’elles sont toutes liées et indémêlables les unes des autres. Elle insiste sur leur hâte de retrouver le public. « On veut qu’ils entendent qu’ils ont besoin de nous, et qu’on a besoin d’eux. Un professionnel du spectacle n’a rien sans public. Nos métiers, ce sont des métiers de rencontres.”
Un temps de parole ouvert à tous et toutes
Une agora se tient tous les jours depuis le début de l’occupation de 13h à 14h30 devant l’Opéra. Chacun est invité à prendre la parole au micro, sur le sujet de son choix. Chacun peut jouer d’un instrument devant la foule assise sur les marches du théâtre et les passants curieux. On y explique sa situation personnelle, ses craintes, ou ses revendications, quelle qu’en soit la nature. On joue d’un instrument, on chante, on lit des textes. La parole est libre, souvent grave et tremblante. Les livreurs en grève sont invités à prendre la parole, une militante pour la défense des migrants morts en méditerranée explique son combat ou encore un homme qui souhaite témoigner de sa gratitude envers le système social de la France qui lui a permis de ne pas se retrouver à la rue lorsqu’il était jeune.
Le 21 mars, Diane Siamond prend la parole avec émotion. Sa voix claire et assurée résonne au milieu des imposantes façades de la Place Graslin. Pendant que certains jouent aux échecs ou au pallet, d’autres écoutent attentivement avant d’applaudir. En voici un extrait.
Je suis, je vais être comédienne dans quel avenir? Qu’est-ce que ça veut dire non essentiel ? Je serais donc du superflu, de la quantité négligeable ou bien la fioriture, le glaçage qu’on met en dernier sur le Grand Gâteaux Français, le :‘’GGF !’’ j’ai pas bien compris. C’est quoi là ce qui se passe en ce moment, c’est quoi ces immenses bouchons qui durent depuis un an ? L’arrêt du mouvement. L’arrêt pur et simple de tout mouvement. Alors oui ça commence à gueuler, les gens commencent à ouvrir leurs fenêtres et à gueuler […] Le théâtre c’est ma manière d’essayer de comprendre le monde. Le prendre avec moi pour essayer d’y apporter du lien, d’y amener de la joie. Essayer de rompre avec l’ignorance et la haine en ouvrant un espace de réflexion et de partage. Faire rire, émouvoir, toucher. Alors oui la bouche rejoint le ventre et ça gueule, ça gueule du fond des tripes. Ça gueule, ça espère, ça vit, ça se remet en mouvement. Elle arrive bientôt la relève. Elle est là, la relève.
Texte intégral à lire ici : Diane Siamond
Des performances artistiques sont ensuite organisées. Les passants s’arrêtent plus nombreux pour profiter du spectacle. L’ambiance se détend et les photographes sortent de leur torpeur. Ils tournent, s’allongent, se rapprochent pour trouver le bon angle. Les musiciens se rencontrent, échangent des regards complices. La fête commence pour un oeil non averti. C’est à ce moment-là qu’une évidence me frappe. Ceci n’est pas une fête. C’est un exutoire.
Zachary, technicien polyvalent depuis “quatre ans avant Covid” et engagé dans la lutte, confirme mon impression en m’expliquant sa situation. « Depuis le début de l’épidémie, j’ai perdu 300 heures de contrat. Il n’y a plus de travail. Je fais des spectacles pour les autres. Ce que j’aime dans le spectacle c’est faire rêver les gens, c’est travailler pour les autres. J’ai fait des projets personnels, la vaisselle, le ménage, des choses qui sont habituelles. Mais je n’arrive à faire que des choses pour moi. Ce n’est pas le même engagement que j’ai vers l’extérieur, et j’ai fait une dépression. J’ai besoin de rencontrer du monde, d’égayer la vie des autres, j’ai besoin de sociabilité et de contact.«
Une précarité exacerbée par la crise sanitaire et les mesures gouvernementales
Pierre Bedouet, comédien, revient sur la revendication principale du mouvement “Elle concerne tout le monde, pas seulement le monde du spectacle. C’est le retrait de la réforme de l’assurance chômage. Le dernier volet doit entrer en vigueur au 1er juillet 2021. Il concerne plus de 800 000 demandeurs d’emplois, certains vont perdre jusqu’à la moitié de leurs indemnités, c’est énorme. C’est une réforme qui avait été pensée avant le Covid. Elle n’était déjà pas bonne à l’époque, mais vu ce que notre pays vient de traverser, c’est hallucinant qu’ils ne reviennent pas dessus. Cela concerne tous les travailleurs et toutes les travailleuses. Cette crise l’a prouvé, personne n’est à l’abri de se retrouver au chômage. Il faut que tout le monde s’empare de cette question de l’assurance.”
Les occupant·e·s revendiquent en second lieu un plan massif de soutien à l’économie culturelle, sans lequel une réouverture ne pourrait pas se faire. Ils craignent une saturation des nouvelles créations lors de la réouverture des saisons culturelles. Beaucoup de spectacles pourraient ne jamais être programmés. « La somme commence tout juste à être chiffrée, mais il nous faut au moins 600 millions d’euros. Ils l’ont fait. Il y a aujourd’hui des milliards qui coulent dans d’autres secteurs : l’aéronautique et les diverses grosses industries du pays. Pourquoi le milieu de la culture devrait-il se contenter de miettes ? L’impact économique du milieu de la culture dans le pays est énorme. En termes de PIB, c’est plus de richesse que l’industrie automobile.” ajoute Pierre.
Le secteur des arts visuels en soutien à la lutte
Devant l’Opéra, Hélène et Aurélie organisent un atelier sérigraphie sur leur remorque de vélo, dont la cagnotte alimente les caisses de l’occupation. Les deux artistes travaillent dans le secteur des arts visuels et ont trouvé leur moyen de participer à la lutte. “On n’arrivait pas à se donner un langage dans la lutte, car on n’a pas le faste des gens du théâtre ou des musiciens. On s’exprime par l’image. “ explique Aurélie qui fait partie du collectif Kraft et Art en grève. L’artiste ajoute que les revendications du secteur visuel sont également présentes dans leur action. Les plasticiens et plasticiennes se battent pour avoir un statut qui n’existe pas. “Tant que l’on travaille tout se passe bien, mais il n’est pas question de chômage.” Elle regrette également la fermeture des musées “Une exposition, c’est du visuel mais pas seulement, c’est aussi une atmosphère, du bruit, des odeurs, de la perspective, de la surface. On est en train de l’oublier, on est en train de nous faire une vie en 2D.”
Aujourd’hui, la précarité et l’incompréhension face aux mesures gouvernementales sont affichées sur la place du village. L’occupation rappelle brutalement notre besoin d’humanité et de lien social, enterrés par l’état d’urgence sanitaire. Les professionnel.le.s du spectacle ont créé un lieu d’expression de toutes les luttes, et les manifestations sont nombreuses à converger vers la Place Graslin. La jeunesse pour le climat, les livreurs en scooter, les occupant·e·s expulsés de la ZAD du Carnet, le collectif Black lives matter Nantes et de nombreuses causes ont résonné devant l’imposant théâtre.
Pour suivre l’actualité de la lutte, rendez-vous Place Graslin à 13h tous les jours, et sur la page Facebook Culture en lutte autour de Nantes.