Inspiré de The Beggar’s Opera (1728), dont Angers Nantes Opéra a affiché en 2018 la captivante mise en scène de Robert Carsen, L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill a été représenté pour la première fois à Berlin, le 31 août 1928. À l’origine, l’orchestre était composé de sept musicien·nes jouant de plusieurs instruments, et pour cette reprise, Maxime Pascal a également réuni un effectif réduit de multi-instrumentistes issus de son ensemble Le Balcon, en mêlant instruments d’époque et instruments électriques ou électroniques, afin d’évoquer l’ambiance des cabarets berlinois des années 30 tout en apportant une touche contemporaine. Cet ouvrage est entré au répertoire de la Comédie-Française en 2011, dans une mise en scène de Laurent Pelly ; le spectacle de Thomas Ostermeier a été créé le 4 juillet 2023 au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, consolidant un pont entre le public de théâtre et le public d’opéra, dans la volonté d’ouverture entre les genres, voulue par Eric Ruf depuis son arrivée à la tête de la Comédie-Française. Après deux pièces de Shakespeare, La nuit des rois (2018) et Le Roi Lear (2022), L’opéra de quat’sous est la troisième collaboration de Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, avec la Maison de Molière. Le metteur en scène allemand a conçu un spectacle débordant de vie et de contrastes, porté par une troupe géniale !
Une société qui vole en éclats
Thomas Ostermeier s’est nourri d’artistes russes des années 1917-1918, et notamment du dramaturge Meyerhold et du poète Maïakovski, pour construire sa mise en scène dans une esthétique du collage. C’est ainsi que les images vidéo et les projections de fragments de la pièce répondent au jeu des acteur·ices dans un mouvement haletant. Une imposante passerelle surplombe et met en exergue les différents lieux de l’action, située dans le quartier londonien de Soho. Dès les premiers accords de l’ouverture, l’atmosphère est grinçante, sur des rythmes ponctués de dissonances. Le cadre rouge et blanc et les paillettes rappellent le music-hall, dans un décor en train de se faire. « Pour répondre à l’endurcissement croissant de la race humaine, le businessman Jonathan Peachum avait ouvert une boutique où les miséreux venaient chercher un accoutrement susceptible de parler aux cœurs toujours plus racornis ».
Peachum accorde des licences aux mendiants, profitant des plus fragiles en leur louant des rues de Londres !
Christian Hecq restitue avec virtuosité toute l’ambiguïté de cet homme d’affaires louches ; il déclare au public, dans une troublante mise à distance avec son personnage, « On va faire du Brecht », pour mieux refléter ensuite les failles de notre société. Peachum accorde des licences aux mendiants, profitant des plus fragiles en leur louant des rues de Londres ! Polly, la fille de Jonathan et de Celia Peachum, est éprise du bandit Macheath, cette liaison pouvant nuire à la fortune des parents. La mère lui reproche d’être assez immorale pour avoir l’idée de se marier, des images en noir et blanc des premiers congés payés en 1936 se superposant à une escapade hors du domicile familial…
Polly se marie secrètement avec Macheath dans une écurie de Soho. Elle se présente au micro, s’adressant au public, tandis que celui qu’elle épouse apparaît vêtu d’une veste argentée, seul détail festif préludant un combat de tartes à la crème entre trois convives, pour masquer l’ennui. Marie Oppert, mémorable dans Les parapluies de Cherbourg sous la direction de Michel Legrand au Châtelet en 2014, incarne Polly, transfigurant toute la grisaille de cette cérémonie dérisoire dans un élan passionné, sur une éclatante Chanson de Jenny-la-Flibuste.
Benjamin Lavernhe apporte une présence bondissante et haute en couleurs à ce représentant d’un ordre vacillant
Brown, le chef tout puissant de la police, s’invite au mariage. Il entretient en effet une amitié de longue date avec Macheath, « Mon vieil ami à travers toutes les tempêtes ! », des images de guerre avec les mots « Engagez-vous », « Du sang neuf » et « L’armée recrute » se superposant à cette improbable entrée. Benjamin Lavernhe apporte une présence bondissante et haute en couleurs à ce représentant d’un ordre vacillant, le brillant duo dansé avec son ami hors-la-loi adoptant l’énergie d’une comédie musicale. Pour accentuer le désordre, Macheath a déjà épousé Lucy, la fille de Brown…
La faillite des rapports humains
Alors que tous les personnages appartiennent au monde du crime, la révélation du mariage de Polly et de Macheath déstabilise les affaires des époux Peachum. En véritables démiurges, ils orchestrent la misère humaine pour en tirer profit, rappelant à leurs clients de rester crédibles, « Personne ne croira en ta propre misère ».
Veronique Vella retrouve le rôle de Celia Peachum, auquel elle insufflait déjà son incroyable tempérament dans le spectacle de 2011
La mère, vêtue de rose, dispute sa fille en se souvenant que « toute petite, elle se prenait pour la Reine d’Angleterre » et que « Tous ces satanés bouquins qu’elle a lus lui ont tourné la tête ». Veronique Vella retrouve le rôle de Celia Peachum, auquel elle insufflait déjà son incroyable tempérament dans le spectacle de 2011. Cette superbe actrice traque des manies obsessionnelles, pétries de contradictions, par des crispations de visage, drôles et pathétiques, par des expressions outrancières et grimaçantes et par un total engagement sur le plateau. Sa ballade de l’obsession sexuelle, chantée de sa voix puissante sous une boule à facettes, est un grand moment de théâtre. Le couple machiavélique veut dénoncer à la police le mari de leur fille, pour sauver leur honneur vénal, tandis que Polly incite Macheath à s’enfuir dans une parodie de mélodrame, « À l’heure où le crépuscule laissera la place à la nuit… ». Celia Peachum rencontre la prostituée Jenny, dite la Tripoteuse, dans les bas-fonds de Londres, afin de tendre un piège à son gênant beau-fils. À l’arrière-plan, des tickets pour le Moulin Rouge et des affiches de spectacles de strip-tease, alors qu’une lumière rouge et des fumigènes créent une atmosphère suffocante. Elsa Lepoivre apporte une inquiétante sincérité à cette figure de délatrice ; elle interprète la Chanson de Salomon par un timbre superbe et riche en troublantes nuances, où elle raconte les déchéances de Salomon et de Cléopâtre, avant d’annoncer que celui qu’elle attend est perdu. Jenny dénonce Macheath au téléphone, sur une danse étrange :«sa trahison est la preuve tangible que le monde demeure fidèle à lui-même»…
Dans un monde où les plus grands criminels ne sont pas ceux qu’on croit, Brown, sous la pression de Peachum, met en prison son ami Macheath, qui est condamné à être pendu. Le chef de la police vient maladroitement voir l’accusé, qui mange des huîtres avec du vin blanc dans sa cellule, tel Don Juan à son dernier repas, mais le regard de Brown lui est désormais insupportable. Par-delà une table recouverte d’une nappe blanche, on aperçoit la corde, déjà en place. L’exécution a lieu le jour du couronnement de la Reine. Birane Ba, qui jouait Issa, dans le film très intense Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry, donne une présence charismatique et touchante au personnage de Macheath, dont il habite avec force et humour chaque étape de l’itinéraire chaotique.
L’opéra et le théâtre sont avant tout des spectacles vivants qui redonnent de l’humain, une nécessité absolue !
La scène de la pendaison est plongée dans une lumière d’un rouge aveuglant. Jenny monte sur la passerelle et les deux femmes du séducteur, Polly et Lucy, se disputent lors d’un duo de la jalousie aux belles vocalises, leur situation évoquant celle de Charlotte et de Mathurine, les deux paysannes du Dom Juan de Molière. Dans une adaptation de la ballade des pendus de François Villon, le mari volage présente, juste avant de mourir, des excuses à chacun, les époux Peachum portant d’hypocrites tenues de deuil. C’est alors que surgit un coup de théâtre : Macheath est gracié par un messager du roi, dans une réjouissante parodie d’opéra avec chœurs, mais la parodie est aussi grinçante. Des clochards et des estropiés assistent au couronnement de la reine, un ensemble final s’interrogeant sur la question, « de quoi vit l’humain ? ». Les messages fusent dans un véritable tourbillon, de la Chanson de la parfaite inutilité à l’appel à partir à l’assaut des nouveaux fascismes. L’opéra de quat’sous tourne en dérision et dénonce un monde déshumanisé ; l’opéra et le théâtre sont avant tout des spectacles vivants qui redonnent de l’humain, une nécessité absolue !