Spectacle, expérience
Un homme grand le visage lumineux sourit avec une générosité palpable, à la fin du spectacle, lors des saluts. Après avoir traversé durant 50 min un texte retraçant un univers d’inceste, de souffrance, de mort, de nuit, de violence abjecte, de torture, l’acteur émerge de sa plongée aussi fragile qu’un nouveau-né. Yann Boudaud s’abandonne dans une gestuelle de mouvements lents et continus. Sa voix sort de sa bouche sans ambiguïté et vient frapper nos tympans de toute la force qu’il lui faut pour dire quelque chose d’aussi violent. Il évolue dans un univers de silence et de solitude sous une arche. Il retient sa voix, nous plongeant sous pression constante dans un silence (qui ne nous laisse pas indifférent ; quinte de toux fréquentes, départs de salle) et brise le silence qu’il a installé par une voix électrifié, quasi « pas humaine ». Ses déplacements suivent une logique qui m’échappe (c’est peut-être mieux comme ça) pour atteindre des déséquilibres tenus avec des positions de corps à l’horizontale sans perdre l’équilibre. La lumière est très faible et passe, avec des variations, par tout une gamme de couleur suivant un rythme très lent (autant que le comédien). Yann B entre sur scène grosso modo 15min après que je me sois installé silencieusement et fais l’expérience d’un noir salle (sans aucune fuite de lumière, ce qui est complètement interdit et vertigineux) dans une salle à jauge réduite et venant d’une longue queue leu leu discipliné depuis une « salle d’attente ». Averti par une hôtesse en amont de l’entrée en salle de spectacle dans un « calme et un silence absolus », je me prépare à l’expérience.
Parfois on rencontre des spectacles qui nous déplacent, où il faut faire un effort pour comprendre ou ressentir. Je me dis que c’est peut-être là le signe qui nous rappelle que quelque chose est réellement en jeu.
Petite anecdote, ce calme et ce silence demandés, je les ai souvent côtoyés lorsque j’étais soumis (à ma grande joie) aux essais de l’alarme incendie de mon collège qui m’autorisaient à ressentir intérieurement la frénésie et l’hystérie bouillonnante de ce que ça engendrait. Partir de cours, durant les cours, officiellement, pour rejoindre l’extérieur. Certains de mes professeurs essayaient de maitriser (un peu en vain) cette jubilation qui s’emmagasinait en moi et mes camarades, qui alimentait une sensation de liberté au seuil de la liberté. J’entendais le déclenchement du cri rébarbatif de l’alarme et je ne contrôlais plus rien intérieurement jusqu’à me rassoir à la même place pour le reste de mon cours, le calme revenait.
C’est un peu ce que je ressens lorsque je vois une mise en scène de Claude Régy ; sentir une alarme déclenchant toute une clique de sensations internes puis c’est la fin et la place au quotidien plus palpable.
Claude R aime citer Nathalie Sarraute: « Les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots. »
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Mise en scène, expérience
La mise en scène aborde le silence et l’obscurité en plaçant Yann Boudaud, acteur, dans une caverne ou une demi-sphère ou un « punnel » comme le dit si joliment Marion Denier (régisseuse au Lieu Unique). Punnel, qui allie un pont et un tunnel. En gros, une arche basse qui crée un rapport d’échelle troublant rendant l’acteur très grand. C’est une esthétique minimale avec des jeux de perceptions dû à la faible intensité lumineuse et aux variations de couleurs. L’acteur dit le texte dans une retenue qui le rend quasi sculpteur des mots. Je n’ai jamais entendu une voix rendant le texte autant minéral.
Auteur Georg Trakl, expérience
Drogué, alcoolique, incestueux, traversé par la folie, obsédé d’autodestruction, imprégné de christianisme – père protestant, mère catholique – né en 1887 à Salzbourg en Autriche, il s’engage comme pharmacien militaire en 1910. Il a 23 ans. Quatre ans plus tard c’est la guerre et c’est sa mort. Le jeune pharmacien-soldat est envoyé sur le front de Grodek. Il meurt d’overdose de cocaïne à 27 ans, dans un hôpital militaire près de Grodek, en novembre 1914.
Premières publications dans des revues à 21 ans. En six ans d’écriture, Trakl crée une œuvre.
« Trakl et Rimbaud, même précocité du génie. Laconique et intense, Trakl utilise la force de rapprochements inconciliables. Soucieux des rythmes et des sons, attentif au silence, il ouvre en nous des espaces intérieurs : on entre dans un mode de perception au-delà de la pure intelligibilité. Il s’agit bien, chez Trakl, d’une organisation magique du langage. Il nous atteint au centre essentiel de notre être et de nos contradictions. » Claude Régy
Metteur en scène Claude Régy, expérience
Aux antipodes du divertissement, il choisit de s’aventurer vers d’autres espaces de représentation, d’autres espaces de vie : des espaces perdus.
Ce sont des écritures dramatiques contemporaines — textes qu’il fait découvrir le plus souvent — qui le guident vers des expériences limites où s’effondrent les certitudes sur la nature du réel.
Claude Régy a créé en France des pièces de Heinrich von Kleist, Harold Pinter, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Edward Bond, Peter Handke, Botho Strauss, Maurice Maeterlinck, Gregory Motton, David Harrower, Jon Fosse, Sarah Kane.
Il a dirigé Philippe Noiret, Michel Piccoli, Delphine Seyrig, Michel Bouquet, Jean Rochefort, Madeleine Renaud, Pierre Dux, Maria Casares, Alain Cuny, Pierre Brasseur, Michael Lonsdale, Jeanne Moreau, Gérard Depardieu, Bulle Ogier, Christine Boisson,Valérie Dréville, Isabelle Huppert.
Rêve et folie c’est la traversée d’un homme contredit, ou plutôt complexé, ne sachant plus où être et pour qui, se résignant à être seul pour se dire mourir parce qu’il aurait vécu trop de choses dures. Il marche en damné jusqu’à ce que son sourire nous dise que c’est fini, le spectacle, et que son visage de sculpteur se déplace dans celui d’un nouveau-né et ça je ne l’explique pas.