Eric Ruf était Hippolyte dans la vision marquante de Phèdre de Patrice Chéreau en 2003. Il partage avec l’illustre metteur en scène la nécessité de raconter une histoire, avant toute autre chose. Ainsi, il conçoit lui-même le décor, comme un système à jouer. Tout, sur le plateau, converge vers une même narration, également prise en charge par les costumes de Christian Lacroix, la chorégraphie de Glysleïn Lefever et les lumières de Bertrand Couderc, dans un véritable tourbillon d’émotions. Le choix d’une version scénique adaptée de la traduction de François-Victor Hugo (1868) permet d’atteindre une langue simple et vivante, portée par des acteurs électrisés par le jeu.
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Urgence de vie
Il y a, dans cette vision de Roméo et Juliette, une énergie incroyable, qui transporte le spectateur dès la première scène. L’âme de la Comédie-Française et l’esprit de troupe s’imposent dans une telle ferveur sur le plateau. Le spectacle s’ouvre sur une fête débordante de vie, dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, où l’on chante et l’on danse dans l’instant, sans se soucier de ce qui peut arriver après. Cette insouciance passagère mais intense est l’une des clefs de la mise en scène, puisque l’on bascule très vite du rire aux larmes, d’un éclatant bonheur au plus profond désespoir. Dès ce moment inaugural, les protagonistes semblent pris par la fièvre.
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Le travail chorégraphique de Glysleïn Lefever accompagne la discontinuité des situations et des états d’âme. La gestuelle épouse la moindre aspérité de cœurs qui s’affolent. Cette chorégraphe réglait avec une même intensité les mouvements des corps de Cabaret, selon Olivier Desbordes (2014). La musique occupe également une place très importante, en symbiose avec les mots, et la direction d’acteurs nous rappelle qu’Eric Ruf est aussi metteur en scène d’opéra. Il sculpte le texte comme une partition. Sa belle vision du Pré aux Clercs d’Hérold (1832) à l’Opéra-Comique en mars 2015 donnait à l’œuvre d’ineffables nuances.
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Les lumières de Bertrand Couderc baignent l’action dans une chaleur écrasante en projetant sur les murs l’éclat des passions et du soleil méditerranéen à son zénith. On doit notamment à cet artiste l’ambiance saisissante de De la maison des morts de Janacek, dans la mise en scène de Patrice Chéreau en 2007. Les façades mobiles délabrées par le temps racontent elles-mêmes une histoire, puissante et vraie. Ce souci de vérité se décline enfin dans les costumes d’une émouvante authenticité de Christian Lacroix, qui a déjà collaboré à de mémorables productions de la Comédie-Française : Phèdre (1995), Cyrano de Bergerac (2006) et Lucrèce Borgia (2014).
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Tous les personnages de la pièce ont un côté instable et leurs sensibilités écorchées s’exacerbent parfois dans des règlements de compte, qui évoquent la vendetta. La haine entre les deux familles s’enracine dans des coutumes et des rites ancestraux. Suliane Brahim se montre en Juliette d’une émotivité poussée à l’extrême, et rendue plus vive encore par l’amour qu’elle découvre. Elle brûle d’un sentiment dévastateur qui ne connaît pas la moindre concession. Cette actrice exceptionnelle, qui était particulièrement troublante dans le rôle travesti de Gennaro de Lucrèce Borgia, explore les excès de l’adolescence avec une justesse poignante. Lors de la scène du balcon, elle paraît en lévitation, hissée très haut dans une lumière blanche, sur une terrasse sans rambarde, au bord du vide.
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Mise en scène de la mort
Le spectacle repose sur une dramaturgie de l’enfermement, avec des murs qui se déplacent et resserrent les espaces. Pendant la fête chez les Capulet, dont on ne voit rien, Roméo et Juliette échangent leur premier baiser à proximité de lavabos, dans un envers du décor où les autres ne font que passer. Des parois épaisses isolent la chambre de Juliette, où son père énonce les règles rigides qu’il lui impose, et l’injonction d’épouser le comte Pâris.
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L’immense Didier Sandre offre à cette figure paternelle une démesure teintée de subtiles variations. Capulet ne maîtrise ni son discours ni sa violence lorsqu’il insulte sa fille en des termes insoutenables, mais sa voix se brise quand il se révèle d’une humanité touchante et vraie. La très émouvante Danièle Lebrun dessine une Lady Capulet juvénile, habitée par ses rêves de jeune fille à l’évocation du prochain mariage. Claude Mathieu est une nourrice dont on se souvient, sincère et haute en couleurs. Toutes ces sensibilités explosent lors de la mort de Tybalt, cousin de Juliette tué par Roméo, dans la représentation exacerbée d’une douleur infinie.
Afin de fuir une réalité oppressante, Juliette reste seule dans sa chambre pour boire la fiole de poison donnée par frère Laurent, qui lui fera prendre l’aspect d’une morte. Un lavabo fixé au mur rappelle le premier baiser échangé avec son amant désormais banni de Vérone. Elle allume la radio d’où l’on entend une chanson mélancolique en italien, et pleure en se parant de sa robe de mariée, devenue bien encombrante.
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On croit voir la loge d’une actrice sur le point de jouer un rôle devenu trop grand. Ses larmes font mal. Elle déclare, avec une détermination déchirante, que cette scène, elle doit la jouer seule : la mort feinte dessine l’espoir fragile de retrouvailles avec l’être aimé.
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L’acte du tombeau, aux lumières inquiétantes, est saisissant. Il s’ouvre sur les accords grinçants de la scène du cimetière dans Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau. Eric Ruf s’est souvenu de « Palerme et ses catacombes où les corps sont disposés, debout, dans leurs habits du dimanche ». On découvre le sépulcre, en bas duquel les morts se tiennent fièrement, habillés de costumes d’apparat, pour leur ultime représentation. Le mausolée est ainsi le théâtre d’un nouveau duel, de la fatale méprise et du repos éternel des deux amants. Cette vision de Roméo et Juliette à la Comédie-Française est un très grand moment et sa reprise en 2016-2017 prend place dans une saison qui s’annonce passionnante, avec notamment, dès le 24 septembre, Les Damnés de Luchino Visconti, dans la mise en scène de Ivo van Hove présentée au récent festival d’Avignon. Une perspective exaltante, parmi d’autres titres qui font rêver !