15 septembre 2021

Saint-Céré : Une représentation de théâtre plus vraie que celle de la réalité ? 

Eric Perez, Chrystelle Di Marco et Denys Pivnitskyi, évoquent un troublant spectacle d’opéra qui transfigure le réel…

Saint-Céré : Une représentation de théâtre plus vraie que celle de la réalité ? 

15 Sep 2021

Eric Perez, Chrystelle Di Marco et Denys Pivnitskyi, évoquent un troublant spectacle d’opéra qui transfigure le réel…

Le festival de Saint-Céré a pu afficher cette année les spectacles que l’on aurait dû voir l’an passé. C’est ainsi que l’on a pu enfin découvrir la vision très intense offerte par Eric Perez de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni (1890) et Paillasse de Ruggero Leoncavallo (1892), deux ouvrages en un acte réunis en un diptyque. La rencontre avec le metteur en scène et deux interprètes permet de mesurer le beau travail de troupe qui a été réalisé, malgré le contexte difficile.

 

 

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« J’ai été submergé par la musique »

Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans ce diptyque Cavalleria Rusticana et Paillasse ?

Chrystelle Di Marco : Pietro Mascagni a ouvert la voie au vérisme. Sa musique, particulièrement belle, exprime avec une rare puissance le quotidien et la vie réelle, dans une histoire tragique qui peut arriver. L’univers de Cavalleria Rusticana est brûlant et très charnel, avec des traces de sang, où la passion déborde et se cogne à la jalousie, véritable pierre angulaire de l’humanité. Je suis très heureuse de chanter Santuzza, l’un de mes rôles préférés.

Eric Perez : Je ne connaissais pas ce répertoire, ce spectacle est une commande et je suis très agréablement surpris par la puissance de ces deux histoires. J’ai été submergé par la musique et bouleversé par les voix des interprètes. J’ai voulu donner une cohérence entre ces ouvrages.

Denys Pivnitskyi : La musique est géniale et peut toucher tout le monde, même s’il s’agit d’un premier opéra. Elle est tellement profonde qu’à chaque représentation, elle entre en vibration avec l’âme du public comme avec celle de l’interprète. Les histoires de ces deux œuvres parlent pourtant de choses banales, qui arrivent et peuvent se reproduire. C’est pourquoi elles sont intemporelles. Cavalleria Rusticana et Paillasse font partie des opéras que je préfère, et je pourrai les écouter toute ma vie avec une même émotion !

 

 

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« C’est ainsi que nous nous sommes inventés une histoire tous ensemble »

Fragil : Eric, de quelle manière avez-vous construit votre mise en scène ?

Eric Perez : Je me suis demandé comment faire pour qu’il y ait une réelle cohérence dramaturgique entre ces deux courts ouvrages que l’on joue ensemble par tradition. C’est ainsi que nous nous sommes inventés une histoire tous ensemble, celle d’une troupe de théâtre unique qui joue Cavalleria Rusticana, la tragédie, et Paillasse, la commedia dell’arte, en introduisant dès le premier opéra le mélange de la fiction et du réel. La représentation théâtrale n’est-elle pas plus vraie que celle de la réalité ? J’ai choisi de représenter ces faits-divers par le théâtre, en incluant les moments liturgiques, ce qui donne une unité parfaite. Au début de Paillasse, on retrouve les mêmes acteurs qu’à la fin de Cavalleria et c’est Canio qui joue Turiddu : la jalousie est à l’intérieur de la troupe…

« Sa réalité la reprend en force, ce qui donne une puissance au duo, car on sort du cadre théâtral. »

Fragil : Chrystelle et Denys, comment présenteriez-vous vos personnages, Santuzza et Turiddu dans Cavalleria Rusticana, et Canio dans Paillasse ?

Chrystelle Di Marco : Nous avons dû nous adapter à la mise en scène d’Eric, en créant de nouvelles interactions entre les personnages et en cherchant des émotions et des nuances différentes dans l’expression de la jalousie, afin de donner au spectateur des clefs pour comprendre cette action dans l’action. Je dois en effet incarner Santuzza, mais aussi l’actrice qui interprète Santuzza. C’est un exercice difficile mais passionnant, où chaque représentation enrichit le personnage. Tout geste et tout déplacement est pensé. Nous jouons une tragédie, mais l’actrice est prise par la passion dévorante qu’elle éprouve pour l’acteur Canio. Sa réalité la reprend en force, ce qui donne une puissance au duo, car on sort du cadre théâtral. Le théâtre dans le théâtre amène une grande force de vérité, la réalité étant toujours prête à sortir par-delà les masques.

Denys Pivnitskyi : Tout rôle est comme un enfant que l’on éduque, que l’on fait pousser et mûrir. C’est pourquoi chaque expérience rend cet enfant différent, au contact d’un metteur en scène, d’un chef d’orchestre et des autres chanteurs. Dans cette production, le problème qui se pose est que je dois être d’abord Canio, puis Turiddu, tout en montrant que ces deux personnages cohabitent. Ce chemin double amène des questions enrichissantes, d’autant que le schéma est le même quand Canio devient Paillasse dans le second opéra. Je dois donc en fait penser à trois personnages différents. Paillasse, plus fragile, est la partie sombre de Canio qui dû grandir très vite, est devenu chef de troupe et a un côté solaire. Turiddu est superficiel et insouciant, de façon parfois caricaturale, et il existe avant tout par la musique. En effet, même lorsqu’il arrive au point culminant de tension dans l’opéra, il garde ce côté détaché. Cavalleria Rusticana se termine mal, mais la vraie tragédie survient à la fin de Paillasse.

Fragil : Quelles sont les difficultés de ces rôles ?

Chrystelle Di Marco : Ce sont des rôles qui ne présentent pas pour nous de difficultés particulières, car ils sont écrits dans nos voix respectives. On ne risque pas de se faire de mal lorsque la typologie vocale est adaptée à l’œuvre. Ce qui est passionnant ici, c’est que l’on peut aller plus loin dans la finesse des couleurs, des nuances et des émotions, à travers un rythme ou un mot, pour être au plus près de la vérité de chaque personnage dans la vision d’Eric.

Fragil : Eric, avez-vous nourri votre spectacle de références cinématographiques ou littéraires ?

Eric Perez : Ma principale référence cinématographique est Le capitaine fracasse d’Abel Gance, avec cette image de la petite compagnie itinérante de tréteaux qui joue partout. J’ai aussi pensé à La nuit des forains d’Ingmar Bergman…

 

 

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« C’est le paradoxe des comédiens face à la menace du monde. »

Fragil : Quel souvenir de répétition vous a particulièrement marqués ?

Chrystelle Di Marco : Les répétitions ont été très évolutives. Chacun pouvant amener quelque chose pour enrichir le personnage, tous les moments ont été très forts.

Eric Perez : Je m’efforce de guider tout en donnant une liberté aux chanteurs. La création de ce spectacle s’est faite dans des conditions particulières de pandémie naissante, en février et mars 2020. On se sentait protégés, mais on ne savait pas jusqu’à quand. C’est le paradoxe des comédiens face à la menace du monde. C’est certainement pour cette raison que la troupe a été très soudée, dans une grande connexion d’âmes que je n’avais jamais vue à ce point. Le spectacle a été créé à Avignon, in extremis, comme dans un îlot suspendu. Une semaine plus tard, au bout de dix minutes de répétitions à Reims, le directeur du théâtre est venu nous dire que la comédie était terminée… Nous n’avons pu répéter à nouveau qu’en novembre à Massy, mais il y a eu un autre confinement pour les spectacles de Clermont-Ferrand, qui n’ont pu se faire. C’est ainsi que nous avons été plusieurs fois prêts à jouer, avons été cassés dans notre élan mais tous ces évènements ont donné encore plus de force au spectacle.

Fragil : Chrystelle, vous avez interprété Leonora du  Trouvère  de Verdi en 2019 au château de Linières, en Mayenne, dans une mise en scène de Julien Ostini*. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?

Chrystelle Di Marco : Verdi est un compositeur qui me fascine, la richesse de ses personnages me bouleverse et l’on touche au divin. Par son mélange de fragilité et de puissance, ce rôle de Leonora est l’un de mes préférés. A Linières, il y a une grande proximité avec le public, les enfants peuvent venir en bord de scène durant les spectacles, pour des instants humainement très forts. Je chantais un air difficile sur une tour haute de sept mètres, ce qui m’a guéri de mon vertige du vide. L’un des autres rôles de Verdi que je vais aborder, notamment à l’Opéra de Massy, sera Abigaille dans  Nabucco, une femme forte portant aussi en elle une grande blessure, passionnante à explorer.

 

* Julien Ostini a mis en scène  Iphigénie en Tauride  de Gluck à Angers Nantes Opéra en octobre 2020.

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Fragil : Et vous Denys, vous avez aussi chanté Le Trouvère, le rôle de Manrico, au Théâtre Giuseppe Verdi de Busseto. Quel souvenir en gardez-vous ?

Denys Pivnitskyi : Manrico est un très beau personnage de héros verdien, très exigeant musicalement et que je compare à la conduite d’une Ferrari. Cette prise de rôle a été marquée pour moi par la pression de chanter dans la ville natale de Verdi, où le public connaît chaque opéra par cœur. Après la générale de ce spectacle, j’ai rencontré dans un bar un passionné d’opéra qui m’a dit avoir entendu l’immense Carlo Bergonzi à Busseto dans ce rôle, qu’il m’offrirait du vin si je chantais bien et que, sinon, il me sifflerait. Il m’a offert un verre après la première…

Fragil : Chrystelle, vous auriez dû incarner Turandot, dans l’ouvrage de Puccini, en mars 2021 à l’Opéra de Massy, mais les représentations n’ont pu se faire en raison de la crise sanitaire. Que représente pour vous ce rôle énorme et avez-vous le projet de le chanter à nouveau ?

Chrystelle Di Marco : Le spectacle sera représenté en 2023 à Massy. Ce rôle n’est pas ce que l’on a tendance à croire. Si l’on respecte en effet la partition de Puccini, on découvre une femme d’une fragilité extrême qui n’a rien d’un monstre. De nombreuses pages très fines et sensibles permettent de bien la caractériser. Turandot est aussi associée à toute une symbolique lunaire, sa peur de l’amour et de l’abandon s’expliquant par le viol subi par son aïeul, qui la hante comme un fantôme. En variant les couleurs de la voix, on rend ce personnage moins écrasant.

 

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« un récital aux Sables-d’Olonne, où a lieu cette année la première édition d’un festival, Opera Summer Extravaganza »

Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?

Denys Pivnitskyi : Mes projets immédiats vont me conduire le 28 août* pour un récital aux Sables-d’Olonne, où a lieu cette année la première édition d’un festival, Opera Summer Extravaganza. Je chante également dans ce cadre le 11 septembre à Fontenay-Le-Comte. Il va aussi y avoir quatre représentations de  Madame Butterfly  aux Invalides à Paris, où je serai Pinkerton entre le 1er et le 4 septembre, dans la mise en scène d’Olivier Desbordes et sous la direction musicale de Dominique Trottein. J’ai d’autres projets en Italie, qui à ce jour ne sont pas confirmés.

*L’entretien a été effectué le vendredi 6 août

Chrystelle Di Marco : J’ai créé en 2015 un festival autour du romantisme, à La Seyne-sur-mer dans le Var, où George Sand a vécu quelques temps. Nous y proposons des concerts sur des pianos anciens, afin de retrouver une couleur d’époque, mais aussi des opéras en un acte, de petits ensembles de musique de chambre et des récitals où les œuvres choisies sont liées à la littérature. Cette année, du 22 au 28 août*, nous programmons des concerts de lieder de Mahler, avec le ténor Irakli Kakhidze. J’aime l’opéra contemporain, et je participerai le 11 septembre* à la création d’Évariste Galois, de Fabien Barcelo, en extérieur au pied du Mont Ventoux. Je serai le 7 octobre pour un récital à Clermont-Ferrand, puis il y aura les reprises de  Cavalleria Rusticana  et  Paillasse, également à Clermont-Ferrand, mais aussi à Vichy et Massy. Plus tard, je chanterai Abigaille dans  Nabucco  à Massy. Le festival des « musiques interdites » à Marseille me tient à cœur ; j’y serai le 27 novembre pour un concert avec Ablaye Cissoko, un virtuose de la lyre africaine.

*L’entretien a été effectué le vendredi 6 août

Eric Perez : Le prochain projet d’Opéra Eclaté sera ma mise en scène de  Cosi fan Tutte de Mozart, le dernier volet de la trilogie Da Ponte dont j’ai déjà monté Don Giovanni et Les noces de Figaro. Je vais aussi poursuivre mes récitals de chansons de Jean Ferrat, et autour d’Aragon. Je veux enfin faire un spectacle musical sur des textes de Jean Yanne…

 

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« Lorsque le monde culturel ne peut plus vivre, c’est tout un pan de l’humanité qui s’effondre. »

Fragil : Comment avez-vous vécu cette longue fermeture des théâtres et quels sont vos espoirs pour l’avenir du spectacle vivant ?

Chrystelle Di Marco : Je l’ai vécue comme une tragédie. Lorsque le monde culturel ne peut plus vivre, c’est tout un pan de l’humanité qui s’effondre. C’est très grave et ce peut être dangereux ; c’est comme une lumière qui s’éteint.

Denys Pivnitskyi : Je me dis que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Cette période va donner des transformations aux théâtres, mais on doit s’y habituer et toujours chercher à faire de l’art, malgré tout.

Eric Perez : Le confinement m’a permis d’apprendre l’italien, c’était un défi lancé par toute la troupe. J’ai une formation d’historien, et pour moi, cette période que nous traversons est intéressante à observer, je me demande ce qui va en sortir. Nous vivons des choses difficiles, qui montrent déjà des conséquences positives et négatives…

 

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Photo de haut de page : l’intérieur de la halle des sports de Saint-Céré, où a été représenté le spectacle du 7 août. Photo prise par Alexandre Calleau

Avec nos remerciements à Christine Gateuil, propriétaire de l’hôtel du Touring à Saint-Céré, où s’est déroulé cet entretien.

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017