L’opéra est un genre de la démesure, où la synthèse du chant, du jeu et des décors peut oser tous les excès dans les situations les plus extrêmes ; c’est l’accomplissement de cet art total vers lequel tendaient Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé. Ainsi, dans le déchaînement des notes et des mots, Tosca, égarée entre l’art, l’amour et la réalité, exprime la puissance de sa détresse, Carmen s’affranchit des contraintes dans une quête infinie de liberté, et Don Giovanni dépasse toute limite dans l’affirmation de son désir. Les textes fondateurs, qu’ils soient sacrés ou mythologiques, ont nourri de leurs débordements de grands livrets d’opéras, et Richard Strauss s’est emparé, dans la première moitié du XXème siècle, des figures de Salomé, d’Electre, d’Ariane et de Daphné pour quatre de ses ouvrages les plus intenses.
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Camille Saint-Saëns explore une esthétique « fin de siècle »…
En adaptant en 1877 le sujet biblique de « Samson et Dalila », Camille Saint-Saëns explore une esthétique « fin de siècle », dans la fascination pour l’orient, et le thème de la femme fatale. Il transpose sur scène l’éternel conflit israélo-palestinien (les Hébreux et les Philistins) : l’action se passe à Gaza. En 1842 déjà, Giuseppe Verdi était parti d’un épisode de la Bible sur cet antagonisme, en créant « Nabucco », dont le chœur des esclaves hébreux, « Va, pensiero », est devenu mythique. Le chœur occupe également un rôle essentiel dans « Samson et Dalila », celui d’un personnage à part entière.
Trahison !
En prélude à cette représentation du 25 novembre, le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo a montré une ferveur impressionnante en interprétant l’hymne monégasque pour la fête nationale, dont la date officielle est le 19 novembre. C ‘est ce même chœur que l’on retrouve quelques minutes plus tard, au début de l’opéra, dans un chant poignant et dramatique, à la beauté d’un requiem : les hébreux se lamentent sur leur condition d’esclaves. Le charismatique Samson trouve des mots pour leur redonner un espoir, mais trop bref ; ce héros tue le gouverneur Abimélech, parce qu’il insulte leur dieu. C’est pour venger cette mort que les philistins vont chercher à détruire Samson et sa force surhumaine.
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La figure de Dalila est également imposante, de ces rôles qui impliquent un fort tempérament.
Le décor d’Agostino Arrivabene offre une série de variations sur l’enfermement, par le choix de matériaux qui oppressent, comme d’écrasantes poutres de bois, mais aussi par de fascinants effets de perspectives et de profondeur. Le choix de couleurs ocre, jaune, or et bleu rappellent l’ambiance de tableaux de Gustave Moreau, qui proposa en 1882 sa vision de « Samson et Dalila ». Les références picturales sont multiples, et l’on reconnaît aussi quelques réminiscences de peintres flamands et néerlandais du XVIème siècle. Ces résonances accentuent la grandeur du spectacle, à l’image de la démesure du protagoniste, dont l’histoire affirme qu’il avait tué un lion.
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La scène de séduction est le sommet du deuxième acte.
La figure de Dalila est également imposante, de ces rôles qui impliquent un fort tempérament. Elle est à la fois une séductrice et un instrument de vengeance pour anéantir l’invincible Samson, dans ce conflit qui oppose les philistins aux hébreux. C’est le grand prêtre de Dagon, incarné avec beaucoup d’intensité par André Heyboer, qui demande à Dalila de charmer le héros hébreux pour le perdre, ce qu’elle accepte avec détermination, nourrissant une haine farouche à l’égard du peuple ennemi. La scène de séduction est le sommet du deuxième acte. L’orchestre enveloppe la progressive domination de Dalila de sonorités vénéneuses et souterraines, et de quelques motifs troublants, qui deviennent vite obsédants. L’envoûtante aria « Mon cœur s’ouvre à ta voix », est une métaphore de l’opéra, en un jeu de pouvoir d’une voix sur une autre, où la mélodie est d’une intensité à couper le souffle, avec la répétition des mots « tendresse » et « ivresse » sur des lignes ondulantes et sensuelles.
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Dans la confrontation qui suit l’air de Dalila, elle laisse éclater toute sa fureur face à celui qui résiste encore…
Anita Rachvelishvili est captivante dans ce personnage de femme fatale, qu’elle sculpte par un timbre aux couleurs chaudes, des graves stupéfiants et quelques accents d’une redoutable puissance. Cette flamboyante interprète chante ce rôle cette saison au Metropolitan Opera de New-York, et sera Carmen dans la vision de Calixto Bieito à l’Opéra Bastille au printemps 2019. Dans la confrontation qui suit l’air de Dalila, elle laisse éclater toute sa fureur face à celui qui résiste encore, dans un déchaînement de violence et un chant au bord du cri. Cet échange est d’une intensité dévastatrice, soutenue par une orchestration très théâtrale. C’est au terme de cette grande scène que l’ ensorceleuse arrache le secret de sa force à Samson : elle lui coupe les cheveux, en une fatale trahison.
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Le dénouement du second acte est d’une inquiétante noirceur…
Le ténor Aleksandrs Anonenko, habitué des figures héroïques, transfigure ce rôle de Samson, qu’il a notamment interprété à l’Opéra Bastille, par une énergie magnétique et des aigus solaires. Ce brillant chanteur sera notamment « Otello », dans l’opéra de Verdi, à l’Opéra National de Paris et au Staatsoper de Vienne, en fin de saison. Il exprime avec beaucoup d’intensité la force d’un rédempteur, et ces mots, destinés à son peuple, s’imposent dans toute leur ardeur dans un chant brûlant « Israël ! Romps ta chaîne ! Ô peuple, lève-toi ! ». Il trouve aussi des accents déchirants lors du retournement de situation, au moment où le protagoniste se retrouve anéanti, seul dans sa prison. Le dénouement du second acte est d’une inquiétante noirceur, et des images vidéo prolongent ce qui se joue dans l’orchestre en insistant sur la mutilation du héros. De gros plans s’attardent sur des visages aux expressions de colère et d’effroi, et sur ce qui s’effondre.
La revanche de l’innocence qu’on persécute
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La mise en scène de Jean-Louis Grinda est en parfaite symbiose avec le fascinant décor d’Agostino Arrivabene, et avec la direction musicale de Kazuki Yamada, qui met en lumière de splendides détails de la partition et d’impalpables accords, avec un formidable sens du théâtre. Le spectacle enchaîne de façon très cinématographique de grandioses scènes de foules, très inventives, et des passages intimes, magnifiés par les très beaux éclairages de Laurent Castaingt. L’une des superbes idées est la présence d’un enfant, aux moments où l’on évoque la présence de Dieu, aux côtés de Samson. C’est un fils d’esclaves, qui représente dans ce chaos l’innocence, et la part d’enfance que chacun porte en soi. Cette figure paradoxale rappelle l’image marquante d’un Commandeur qui avait l’aspect très pur du petit Mozart, pour la mort de « Don Giovanni », dans un spectacle mis en scène par Anne Delbée, qui a fait date à l’Opéra de Nantes, à la fin des années 80.
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« Samson ! Qu’as-tu fait de tes frères ? »
Avant qu’il ne soit totalement ensorcelé, Samson a été mis en garde par un vieillard hébreu, auquel le magnifique Nicolas Courjal apporte une bouleversante charge humaine, et son timbre marquant aux incroyables graves. Il y a de la lumière dans ses interventions pleines de profondeur, qui nous font rêver à ses récentes incarnations en Fiesco et en Philippe II, à l’Opéra de Marseille, dans deux des plus beaux rôles pour basse inventés par Verdi. Au début du troisième acte, ce sont tous les siens qui accusent Samson de les avoir abandonnés, dans un chœur qui traverse les murs de sa prison et fait frémir, « Samson ! Qu’as-tu fait de tes frères ? ».
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Le ballet de l’Opéra de Shanghai décline de grinçants jeux de séduction et de sourdes réminiscences en un passionnant jeu de miroir.
Durant le dernier tableau de l’opéra, Samson a été livré aux moqueries et aux insultes des philistins qui fêtent leur victoire, durant une cérémonie à la gloire du veau d’or, très présent sur scène. Cette cruauté se mêle à une frénétique bacchanale, sur laquelle le ballet de l’Opéra de Shanghai décline de grinçants jeux de séduction et de sourdes réminiscences en un passionnant jeu de miroir. La chorégraphie d’Eugénie Grinda orchestre une gestuelle vivante et moderne, dans un parfait accord avec la musique.
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Durant ce troisième acte, l’exubérance de Dalila s’exprime dans une coiffure débordante, dans une sorte de couronnement, et par les chants d’apothéose partagés avec le grand prêtre de Dagon. Les chœurs deviennent tourbillonnants et vertigineux ; Stefano Visconti a renouvelé à leur tête les miracles de « Tannhäuser » et de « Peter Grimes » des saisons passées. Sa direction est pleine de fougue et d’énergie, et elle restitue avec éclat toute la richesse de la partition, dans ses moindres nuances. Samson, resté à l’écart, retrouve cependant sa force aux dernières mesures, sur un aigu sublime, pour faire écrouler le temple et anéantir ceux qui l’ont humilié, en un ensevelissement vengeur. La fin est saisissante : ce sont des images vidéo qui glissent le long des parois du décor, suggérant un effondrement des colonnes.
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Ce spectacle était coproduit par l’Opéra de Shangai, mais aussi par les chorégies d’Orange où de nombreux spectateurs auront la chance de le découvrir. L’Opéra de Monte-Carlo programmera par ailleurs en avril 2019 « Otello » de Verdi, un autre opéra de la démesure…