Fragil : Vous répétez en ce moment* au Capitole de Toulouse le rôle de Dryade, l’une des naïades d’ « Ariane à Naxos » de Richard Strauss, dans une mise en scène de Michel Fau. Que pouvez-vous nous dire de ce spectacle ?
Sarah Laulan : Les artistes sont tous très investis, dans un esprit très collégial mais bon enfant, au service d’un objet qui s’annonce hautement esthétique. Cet ouvrage raconte le choc entre tragédie et comédie. Je pense beaucoup au « Tartuffe » de Molière que Michel Fau avait mis en scène. C’était également un spectacle très esthétique, où l’on avait l’impression que la personnalité de chaque interprète était un coup de pinceau sur la toile générale. Sur cet opéra de Richard Strauss que nous répétons, il y a un même travail d’orfèvre, auquel contribue pleinement le chef d’orchestre Evan Rogister, qui souligne avec précision toutes les respirations et les nuances. J’ai beaucoup d’admiration pour les premiers rôles, qui nécessitent une incroyable endurance ; Ils construisent pierre par pierre des rôles lourds, dans une autre approche que l’opéra italien, comme par ingestion de la matière.
*L’entretien a été effectué le 12 février 2019
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« Il s’agit de gérer la tension entre les exigences de la partition, et celles de la mise en scène. »
Fragil : Cette saison, vous retrouvez le rôle de Maddalena de « Rigoletto » de Verdi, dans deux mises en scène différentes, celle d’Elena Barbalich à Toulon à l’automne dernier, et le spectacle de Jean-Louis Grinda à Massy en mai. En quoi la confrontation d’un même rôle sous plusieurs regards enrichit-elle votre interprétation ?
Sarah Laulan : C’est un rôle que j’ai aussi chanté à Liège, et je vais le refaire la saison prochaine à Metz et à Reims. Maddelena est très peu présente dans l’opéra, mais elle a une fonction de cheville dramatique et de miroir par rapport à Gilda, dont elle est le côté obscur. La question que je me pose, c’est comment je peux être en réaction avec mes partenaires et la mise en scène, en entrant seulement au troisième acte. C’est cependant un personnage qui génère des fantasmes, par son côté « séductrice », et sa méchanceté, et on se demande comment chaque metteur en scène va s’emparer de ça. C’est un rôle de fille de joie un peu distante, mais elle intervient dans un trio et un quatuor sur une musique gigantesque. Il s’agit de gérer la tension entre les exigences de la partition, et celles de la mise en scène. Ce qui m’enrichit le plus, c’est de voir des chanteurs italiens, qui ont baigné depuis toujours dans cette musique, et qui trouvent la balance entre ce qu’ils chantent et le théâtre. Je me positionne par rapport à eux. C’est un rôle exigeant, car il nécessite de faire le poids avec ces grandes voix, et il demande beaucoup de préparation et une importante présence vocale. En parlant d’endurance, je l’ai fait 11 fois à Liège en 15 jours ! Mais c’est un personnage qu’il faut savoir suggérer avec trois coups de crayon…
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« Il faut trouver un équilibre entre le premier degré et l’humour, tout en soignant le chant, car la musique est très écrite. »
Fragil : Vous étiez également l’Opinion Publique dans « Orphée aux enfers » d’Offenbach en décembre dernier à Avignon, dans la vision de Nadine Duffaut. Quels souvenirs gardez-vous de ce spectacle ?
Sarah Laulan : C’est une production que l’on va reprendre l’an prochain à Reims et à l’Odéon de Marseille. Ce qui me fait chaud au cœur, c’est le savoir-faire de chanteurs qui font de l’opérette depuis le biberon : ils nous entraînent tous. Il faut trouver un équilibre entre le premier degré et l’humour, tout en soignant le chant, car la musique est très écrite. Il y avait, sur ce spectacle transposé dans les années 50, beaucoup de liberté et de rire sur le plateau. Dominique Trottein, le chef d’orchestre, a pris la partition comme une matière première, sur laquelle on peut retravailler. Ce n’est pas le Graal, elle n’est pas intouchable, mais elle demande à être remise en mouvement au service du jeu et des partis pris de mise en scène.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/03/Orphée-aux-enfers-Cédric-Delestrade.jpg » credit= »Cédric Delestrade » align= »center » lightbox= »on » caption= »Orphée aux enfers » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
« J’ai en effet aussi une formation de comédienne et j’ai fait le Conservatoire de Tours… »
Fragil : En 2016, vous étiez Mechita, dans la création mondiale à Rennes de « L’ombre de Venceslao » de Marin Matalon, d’après la pièce de Copi, dans une mise en scène de l’immense Jorge Lavelli. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Sarah Laulan : C’était un spectacle à part, à la fois du théâtre et de l’opéra, de la comédie et du drame. La musique était contemporaine, tout en jouant sur la tradition. J’ai été sensible à l’esprit d’équipe sur des disciplines très mélangées, avec des chanteurs, des musiciens, des danseurs de tango, des techniciens… et un même investissement de tous. Le processus de création a été assez long, et il m’a ramené à mes souvenirs de théâtre. J’ai en effet aussi une formation de comédienne et j’ai fait le Conservatoire de Tours, et l’atelier volant du Théâtre National de Toulouse. J’étais impatiente de rencontrer Jorge Lavelli, avec toute son histoire : il a notamment créé plusieurs pièces de Copi. Il apporte un regard théâtral sur un opéra, et c’est ce qui me plaît également beaucoup dans la démarche de Michel Fau : comment on exporte le théâtre à l’opéra…
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Fragil : On vous doit de belles émotions au festival de Saint-Céré, notamment une fabuleuse Mrs Quickly de « Falstaff », une mémorable « Périchole » de jacques Offenbach, mais aussi un concert autour d’Édith Piaf. Que représente pour vous ce festival ?
Sarah Laulan : C’est l’un des endroits où j’ai débuté, et où j’ai rencontré des chanteurs de ma génération, qui sont restés des amis. Il s’agit d’un endroit protégé dans la « jungle » de l’opéra, où l’on entretient un esprit de famille. C’est la seule structure dite classique, qui m’a permis de chanter à la fois Kurt Weill, la musique traditionnelle espagnole et Édith Piaf : une fenêtre entre mon parcours de comédienne et mon activité de chanteuse, que je continue d’explorer aujourd’hui. Je propose en mars un récital du midi au Capitole de Toulouse, qui va de Maurice Ravel à Kurt Weill. La Périchole est par ailleurs un rôle qui prépare en douceur à Carmen, en offrant assez d’espace pour laisser affleurer la liberté du personnage. J’ai chanté Mrs Quickly à Saint-Céré dans sa version française, et j’ai dû réapprendre très vite le rôle en 2017, en italien, pour l’Académie de Royaumont, dans le cadre d’un workshop avec Georges Lavaudant, qui m’a permis de rencontrer cet immense metteur en scène.
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« Ma voix n’a pas arrêté de descendre depuis que j’ai commencé à chanter… »
Fragil : Votre voix explore de très beaux graves. Quelles émotions ces sonorités procurent-elles à celle qui les produit ?
Sarah Laulan : Ma voix n’a pas arrêté de descendre depuis que j’ai commencé à chanter, me procurant une émotion du vertige, de la descente à l’intérieur de soi. C’est comme si on n’avait pas de fond, on se demande quand cela va s’arrêter. J’ai suivi des masterclass de Brigitte Fassbaender, avec qui j’ai également travaillé en coaching privé. Nous nous surprenions ensemble à prendre du plaisir de jouer avec des sons, qui dépassent le travail d’orfèvrerie du chant classique. Pour moi, ces émotions dans la poitrine sont la clé de voûte entre le théâtre, la chanson et l’opéra. Elles permettent avec une même technique d’aborder la parole et le chant, dans une semblable attitude et un même noyau d’interprète.
« J’ai axé ce travail sur la parole, pour faire entendre la modernité de la démarche d’un compositeur, qui s’empare d’un texte pour le mettre en musique. »
Fragil : Vous avez enregistré, sous le titre « Les blasphèmes », des mélodies fin de siècle, avec des raretés comme « Les effarés » de Gabriel Dupont, sur le poème d’Arthur Rimbaud, ou des pièces plus connues telles « La chanson perpétuelle » d’Ernest Chausson ou « La danse macabre » de Camille Saint-Saëns. Comment présenteriez-vous cet enregistrement paru chez Fuga Libera ?
Sarah Laulan : A la base, j’ai axé ce travail sur la parole, pour faire entendre la modernité de la démarche d’un compositeur, qui s’empare d’un texte pour le mettre en musique. Je souhaitais trouver un endroit de cette modernité, qui me parlait, et grinçant à tous points de vue. Beaucoup de pièces avaient en effet été perdues, d’autres n’avaient été enregistrées que par des hommes. Le titre de cet enregistrement, « Les blasphèmes », est celui d’un ouvrage de Jean Richepin*, une figure importante dans le disque. Cet auteur sulfureux a écrit « La chanson des gueux » en argot du peuple, a passé un mois en prison pour son franc-parler. Il a été l’amant de Sarah Bernhardt . Sa chanson « Les deux ménétriers », a été aussi mise en musique pour Édith Piaf et pour Barbara, mais il y a aussi eu d’autres versions.
*Jean Richepin a également écrit le livret du « Chemineau », un opéra réaliste créé en 1907 ; l’Opéra de Nantes a assuré une reprise de cette rareté en 1982.
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« Nous explorons un maximum de styles, en prenant souvent le contrepied de ce que l’on attend de nous… »
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Sarah Laulan : J’ai un goût pour la musique de chambre, et j’ai plusieurs concerts prévus avec le pianiste Julien Libeer, programmés à Bruges, notamment Harawi, un chant d’amour et de mort d’olivier Messiaen, le 20 mars. Le jazz est une autre partie importante pour moi, et qui se développe : je tourne depuis deux ans avec un trio de jazz en Belgique, « The sisters in crime ». J’ai aussi une activité assez florissante avec le metteur en scène Édouard Signolet, qui a notamment travaillé pour la Comédie Française, et qui est en résidence à l’Orchestre National d’île-de-France. Nous avons fait en 2017« Alice au pays des merveilles » de Matteo Franceschini, à la Philharmonie de Paris, et nous présentons aussi ensemble des opéras miniatures, que nous tournons dans les endroits les plus improbables, comme des écoles, des maisons de retraite, dans la rue…jusque dans une école islamique au Liban. L’objectif est d’apporter la culture et un autre regard. Je me souviens en particulier avoir joué « Hansel et Gretel », d’après l’opéra d’Humperdinck, avec des corps exultant sur scène, devant un parterre de petites filles voilées, séparées des garçons. Par ailleurs, j’écris désormais des textes de chansons avec le musicien Rémy Poulakis. Je me sens ainsi plus légitime en tant qu’interprète, en laissant ma part de créativité, et je ressens énormément de plaisir à écrire ; parfois, ça déborde. Nous explorons un maximum de styles, en prenant souvent le contrepied de ce que l’on attend de nous, dans une forme de cabaret bien à nous. J’ai enfin la chance d’enseigner l’art lyrique avec Marianne Pousseur, au Conservatoire Royal de Bruxelles. C’est très enrichissant pour moi de retrouver un laboratoire de recherches, et c’est très beau de voir des étudiants qui sont au bon endroit entre théâtre et musique. C’est là que les voix se libèrent. Parmi mes beaux projets, je vais chanter cet été dans un festival autrichien le rôle de Nancy dans « Martha » de Friedrich Von Flotow, dans une mise en scène de Brigitte Fassbaender. Passer un mois avec une dame qui a un tel rapport artistique avec un rôle qu’elle a chanté va être passionnant ! Je reprendrai aussi « Lakmé » de Léo Delibes à Liège, et « Alice au pays des merveilles » de Franceschini à Compiègne. Dans une dizaine de jours, j’enregistre les « Zwei Gesänge » de Brahms, pour piano, alto et voix, avec Lise Berthaud et Eric Le Sage.
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[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/03/170.jpg » credit= »Isabelle Françaix » align= »center » lightbox= »on » captionposition= »left » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
« J’ai l’impression d’avoir eu plusieurs vies dans ce parcours… »
Fragil : Un souvenir particulièrement intense dans ce beau parcours ?
Sarah Laulan : J’ai l’impression d’avoir eu plusieurs vies dans ce parcours, et il me faudrait évoquer un souvenir par vie. Comme spectatrice, j’ai été bouleversée par un texte d’Imre Kertész, un auteur hongrois revenu des camps de concentration, « Kaddich pour l’enfant qui ne naitra pas », interprété par Jean-Quentin Châtelain dans une mise en scène de Joël Jouanneau. C’est un spectacle que j’ai vu alors qu’étais préoccupée par le lien entre le théâtre et la musique. Ce soir-là, l’auteur était dans la salle, et ne parlait pas français. L’acteur a cherché jusqu’au fond des tripes, pour trouver une vérité au-delà des mots, dans quelque chose de musical qui transcendait le discours. On a tous beaucoup pleuré…