Chaque œuvre de Jean-François Sivadier, qu’il s’agisse d’une mise en scène ou d’un texte destiné à être joué, porte en elle un questionnement sur l’art. Dans Italienne scène et orchestre, la figure du metteur en scène dit cette phrase attribuée à Michel Ange, « Je prends le bloc de pierre et je retire tout ce qui n’est pas David ». Ce bloc de matière brute représente en un même élan le jeu de l’acteur, le travail et l’intuition du musicien mais aussi le corps et les mouvements du danseur, tandis que ce qui reste est de l’ordre d’une perfection. A la fin de sa mémorable vision d’un ennemi du peuple d’Ibsen, représenté en mai 2019 au Théâtre de l’Odéon, les derniers mots de la pièce étaient répétés dans une forme de jouissance sur d’infimes variations, afin d’en capter le mystère et d’autres sens, dans un jeu de tous les possibles. Les spectacles de Jean-François Sivadier reposent tous sur la joie d’être sur le plateau. Sa pièce, Sentinelles, s’inspire d’un roman de Thomas Bernhard, Le naufragé (1983), où les certitudes de deux grands pianistes vacillent face au génie de Glenn Gould ; le spectacle présenté à Bobigny convoque d’autres arts, tels le chant, le jeu théâtral et la danse, comme à l’opéra, dans un joyeux mélange de dissonances, d’harmonie et de virtuosité. A Nantes, on a pu voir plusieurs spectacles signés par ce fabuleux artiste, dont Le mariage de Figaro de Beaumarchais (2000) , La mort de Danton de Büchner (2006), son texte Noli me tangere (2011) et Le misanthrope de Molière (2014) au Lieu Unique, mais aussi, au Grand T, La dame de chez Maxim de Feydeau (2009) et Don Juan de Molière(2016), en passant par Angers Nantes Opéra et sa fascinante Madame Butterfly de Puccini (2004). Sa mise en scène d’Othello de Shakespeare, que l’on pourra voir au Théâtre de l’Odéon du 18 mars au 22 avril 2023, s’annonce comme un énorme moment de théâtre.
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« On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé. » Jean Genet
Comme des équilibristes sur un fil
Le spectacle s’ouvre sur une rencontre entre Mathis, un pianiste, et le public, animée par Raphaël, un autre pianiste, dans une troublante confusion entre l’illusion et la réalité. « Est-ce que tout le monde est là ? Lançons-nous. » De quel évènement le spectateur est-il le témoin? L’image d’un instituteur quittant ses élèves pendant un cours pour changer de métier glisse vers la nécessité de l’intranquillité et du doute pour jouer, même si le désir de plaire fait aussi de l’artiste un mendiant. En assistant ensuite aux échanges entre Mathis, Raphaël et Swan, trois virtuoses du piano sur le fil de leurs sensibilités exacerbées, on songe au texte Le funambule (1957), où Jean Genet affirme que l’« On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé. » Aucun piano sur le plateau mais la présence de trois formidables acteurs, Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki explorant les cheminements de chacun dans un mélange de grâce et de violence, sur un texte foisonnant, fort et joyeux, au rythme d’une partition. Certains souvenirs sont fondateurs tel le père de Raphaël jetant son fils dans sa passion du cinéma, le faisant naître une seconde fois au bord de l’écran pour qu’il il improvise sur des images et s’envole. Des figures de compositeurs transfigurant le réel se confondent avec des instants où l’art est toujours présent, comme ce professeur ressemblant à Burt Lancaster dans Le Guépard de Visconti. Les blessures de l’enfance restent profondes et Mathis a ressenti le goût de l’abandon de sa mère, étoile du piano que le monde entier s’arrachait, dès l’age de six ans. Un jour cependant, l’étoile s’est rendue compte qu’elle avait un fils alors qu’il jouait Beethoven devant elle, dans la honte et l’envie de disparaître, (mais il précise : « Beethoven était seul à me tenir la main »), devenant ainsi un rival. On apprend la disparition de cette mère inaccessible à Los Angeles sur ces mots projetés en arrière plan : « Je ne me rencontre que lorsque de moi je fuis ». Le titre de la pièce est énigmatique, Sentinelles désignant des personnes qui font le guet. Ces trois pianistes observent en eux-mêmes, réinventent leurs mémoires et se montrent à l’écoute de leur art, dans une fascinante quête de soi et d’absolu. Durant un moment complètement irréel et aérien où une harmonie semble possible, ils chantent un air de Purcell à trois voix.
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Le concours est joué d’une manière poétique et inattendue, chaque morceau étant dansé pour mieux dire la virtuosité et l’envol de la musique.
Vers un envol de la musique
La question de l’inaccessible est également au cœur du prestigieux concours de piano pour lequel ils se préparent. Mathis a travaillé avec acharnement des nuits entières, s’enfermant dans une salle interdite pour répéter sur le plus beau piano du monde, afin de se montrer digne d’un immense pianiste souhaitant transmettre son art, et dont il devient le successeur. Il se révèle dès lors pour les deux autres inatteignable : Swan et Raphaël jouent du piano, mais Mathis fait autre chose. Comment faire pour rester l’ami de quelqu’un que l’on admire? En évoquant les larmes d’émotion du professeur, ils égrainent de la poussière ramassée au sol avant que les morceaux du concours ne soient ponctués du rythme obsédant du métronome. Jean-François Sivadier sait associer de façon merveilleuse le texte, le jeu et la musique. C’est ainsi que les mots de La Comtesse dans son Mariage de Figaro, sur Les métamorphoses de Richard Strauss, résonnaient d’une manière encore plus intense. Le metteur en scène convoque ici, en un véritable tourbillon, les figures de Bach, avec Le clavier bien tempéré «Comme une fresque millénaire engloutie sous la terre» et les Variations Goldberg, mais aussi Beethoven et Chostakovitch. Les trois artistes expriment leurs déchirements et leurs doutes de façon bouleversante, évoquant Maria Callas manquant un aigu de la Reine de la nuit devant un public qui ne l’a pas sifflé mais consolé. Les petites imperfections et l’acceptation que cela déraille parfois rappellent que l’on est vivant, face au détachement et à l’amour des profondeurs du génial Mathis. Ce sont des sensibilités qui se cognent les unes aux autres pour mieux se trouver. Ce texte paraît finalement très intime, l’auteur-metteur en scène illustrant sa propre démarche créatrice, dans une recherche d’une nécessité absolue. Le concours est joué d’une manière poétique et inattendue, chaque morceau étant dansé pour mieux dire la virtuosité et l’envol de la musique.
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Sentinelles en tournée :
– 26 et 27 janvier 2023 : Saint-Étienne-du Rouvray (Le Rive Gauche)
– Du 1er au 3 février 2023 : Toulouse (Théâtre Sorano)
– 8 et 9 février 2023 : Châtenay-Malabry (L’Azimut)
– 15 et 16 février 2023 : Montpellier (Domaine d’O)
– Du 6 au 8 mars 2023: La Rochelle (La Coursive)
– 10 et 11 mars 2023 : Rochefort ( Théâtre de la Coupe d’or)
– 16 mars 2023 : Compiègne (Théâtre impérial)
– 21 et 22 mars 2023 : Douai (Tandem – Scène nationale d’Arras)
– 28 et 29 mars 2023 : Châlons-en-Champagne (La Comète)
– 5 et 6 avril 2023 : Arles (Théâtre d’Arles)