18 novembre 2021

Siegfried, de retour dans l’horreur…

« Siegfried, Nocturne » de Michael Jarrell et Olivier Py a ouvert le 17 octobre 2021 la saison d’Angers Nantes Opéra : une œuvre essentielle, d’une perturbante intensité !

Siegfried, de retour dans l’horreur…

18 Nov 2021

« Siegfried, Nocturne » de Michael Jarrell et Olivier Py a ouvert le 17 octobre 2021 la saison d’Angers Nantes Opéra : une œuvre essentielle, d’une perturbante intensité !

Adapté d’une nouvelle d’Olivier Py qui est aussi l’auteur du livret en allemand (la nouvelle a été publiée chez Actes Sud en 2013), Siegfried, Nocturne de Michael Jarrell a été créé lors du festival Wagner de Genève de 2013, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol. Le texte est traversé de fulgurances poétiques d’une violence très marquante, le compositeur mettant en valeur la force de chaque mot, comme dans Cassandre au Théâtre du Châtelet en 1994, et dans sa sublime Bérénice, d’après Racine, au Palais Garnier en 2018. Dans la Tétralogie de Richard Wagner, le héros Siegfried a pour mission de libérer un monde sans amour de la malédiction qui pèse sur l’anneau forgé par le Nibelung Alberich, en restituant l’or dérobé aux filles du Rhin. Cet opéra fleuve en un prologue et trois journées a été présenté à Nantes de 1992 à 1995, dans une passionnante mise en scène de Philippe Godefroid, directeur de l’Opéra à l’époque. Siegfried, Nocturne est un monologue où l’on retrouve cette figure emblématique de la culture allemande, errant désormais dans un monde dévasté par la barbarie nazie. Olivier Py pose ainsi la question de la possibilité d’un tel désastre, en dépit de l’art et de la pensée ; sa mise en scène pour Angers Nantes Opéra est très ancrée dans la fureur nazie, même si le vertigineux paradoxe a quelque chose de malheureusement intemporel.

 

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Quelle place pour un héros dans un monde en ruines ?

L’œuvre s’ouvre et se referme sur le fleuve, « le fleuve à l’incroyable promesse* », « masure de l’éternel désir *». C’est, dans la mythologie allemande racontée dans la Tétralogie, ce lieu de convoitise où s’accomplit une faute originelle, le vol de l’or du Rhin, qui passe de scintillement esthétique et ludique à une valeur marchande. Alberich a dû renoncer à l’amour pour s’emparer du trésor. Au terme de la troisième journée, le Crépuscule des Dieux (Götterdämerung), cet or revient au fleuve, comme le symbole d’une société plus apaisée qui, peut-être et malgré la mort de Siegfried, ne commettra plus les erreurs auxquelles se sont livrés les dieux. L’œuvre de Michael Jarrell et Olivier Py dynamite l’idée d’un recommencement ou d’un nouveau monde ; Siegfried revient en effet dans l’innommable.

 

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…des images de destruction et de guerre en noir et blanc se mêlent à celles du fleuve, dans une fascinante et dérangeante symbiose avec la musique.

Il y a quelque chose de poignant à voir évoluer ce héros parmi des ruines, demandant avec insistance à revoir le fleuve, comme un lieu familier. Mais les eaux sont désormais troublées par l’histoire d’un peuple, tout est anéanti et il semble ne plus y avoir de mission à accomplir ni de rédemption possible. Quels recommencements peut-on désormais attendre ? Des ombres inquiétantes cheminent derrière des fils barbelés, un seau à la main : ce sont les filles du Rhin, fantomatiques et vêtues de noir. Dans leurs brefs ensembles, on croit entendre des échos brouillés et assourdis de la première scène de L’or du Rhin (Das Rheingold), le prologue de la Tétralogie. Toute réminiscence est cependant incertaine, des images de destruction et de guerre en noir et blanc se mêlent à celles du fleuve, dans une fascinante et dérangeante symbiose avec la musique.

 

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Les images glissent lentement, parfois imperceptiblement, multipliant les atmosphères dans une sorte de déroulé du décor, selon un procédé très cinématographique.

La scénographie de Pierre-André Weitz, fidèle collaborateur d’Olivier Py, joue sur des photographies à l’arrière-plan, comme dans leur passionnante Dame de pique de Tchaïkovski, présentée à l’Opéra de Nice début mars 2020. Les images glissent lentement, parfois imperceptiblement, multipliant les atmosphères dans une sorte de déroulé du décor, selon un procédé très cinématographique. C’est ainsi que des lieux de Berlin surgissent dans la logique d’un cauchemar, comme les éclats d’une conscience morcelée : l’Avenue Unter den Linden, la Porte de Brandebourg, le Reichstag, une ville morte après des bombardements. Siegfried ne voulait pas ça. Les rails se superposent aux gravats, aux machines de guerre et aux roues qui tournent sous l’éclairage de néons blancs qui montent et descendent avec une perturbante régularité, sous les lumières glacées de Bertrand Killy. Il y a enfin ces mots, au détour d’accords chargés de menace et qui durent, « Arbeit macht frei » : des chaussures tombent depuis les cintres, des arbres se mettent à tourner jusqu’à donner le vertige. Et quel sens donner à tout ça ? Goethe, Beethoven, Caspar Friedrich, et tant d’autres artistes, n’avaient-ils pas porté des messages pour donner l’idée du beau, élever l’âme et mettre en garde, avant la catastrophe ?

La place de l’art en plein chaos

« Aucune métaphore ne peut décrire l’enfer* », nous sommes plongés dans « un monde d’après les métaphores* », il n’y a donc plus de place pour l’art. Un danseur, Matthieu Coulon Faudemer, introduit sur une brouette une tête de pierre représentant Wagner, et la pose à terre, comme pour s’en débarrasser. D’une beauté inquiétante et viscontienne (il fait songer au film Les damnés), il entre en scène torse nu portant une épée et un casque de walkyrie, tel un héros déplacé. Il lève cette épée comme Siegfried l’aurait fait, pour un combat désormais dérisoire, danse avec une arme de guerre, tourne sur lui-même puis s’effondre, ruinant tout espoir de transcendance. Le seul mot visible est celui de Germania, la cité à laquelle Hitler aspirait.

 

 

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« rayé le mot nuit et le mot brouillard et il ne reste plus rien du texte, plus rien qu’un livre balafré, meurtri, défiguré* »

Siegfried dit avec une sombre mélancolie qu’il a « rayé le mot nuit et le mot brouillard et il ne reste plus rien du texte, plus rien qu’un livre balafré, meurtri, défiguré* ». Dans cette faillite des mots, que peut conserver un texte de l’indicible et de l’irreprésentable ? Au terme de cette errance dans une ville morte, ce qui reste est l’attente, mais pas forcément l’attente de quelque chose, comme l’impose « la tempête du progrès* », mais l’idée de « faire un art de l’attente, non plus subir l’attente mais la porter* ». Le Rhin demeure immobile à la fin, celui qui fut un héros insiste sur sa « présence de moins en moins réelle* », comme s’il se sentait disparaître, au bord de l’extinction.

 

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Le compositeur est venu saluer à l’issue de la représentation du 17 octobre et a reçu une formidable ovation, partagée avec tous les artisans de cette production.

La performance du baryton Otto Katzameier en Siegfried est énorme. Il exprime avec une rare profondeur les déchirements et les égarements du héros solitaire, en insufflant à chaque mot et à chaque silence une poignante humanité, dans d’impalpables nuances. Ce magnifique interprète joue avec les couleurs de sa voix en osant de troublants écarts de tessiture et d’improbables aigus pour accentuer l’état de détresse au bord d’un gouffre. Son jeu d’acteur, très habité, parait porté par la musique. On sort de ce spectacle profondément troublé, par la puissance du monologue et par une musique qui ne nous lâche pas et pénètre très loin au fond de l’âme. La partition questionne, inquiète et perturbe par ses dissonances, tout en offrant des accords enveloppants, d’une désespérante beauté. Le chef Pascal Rophé met en valeur les contrastes de l’œuvre dans une direction fervente qui en restitue toute la force, contribuant à une brillante synthèse de la note, du mot et de l’image. Michael Jarrell est en résidence auprès de l’Orchestre National des Pays de la Loire depuis 2019, suite à deux autres prestigieuses collaborations avec les compositeurs Pascal Dusapin et Kaija Saariaho. La reprise de Siegfried, Nocturne marque un point d’orgue dans cette relation privilégiée de l’artiste avec l’O.N.P.L. Le compositeur est venu saluer à l’issue de la représentation du 17 octobre et a reçu une formidable ovation, partagée avec tous les artisans de cette production : ce triomphe vécu en public fait du bien après tant de manque de tout spectacle vivant…

 

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*fragments du livret d’Olivier Py

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017