Les grilles du marché de Talensac sont fermées. De l’autre côté de la rue, les portes du Pannonica aussi. A l’intérieur, sur scène, trois jazzmen font leurs balances. Reid Anderson ajuste le retour de sa contrebasse qu’il voudrait plus grave. À sa gauche, David King s’assure que chaque élément de sa batterie est bien sonorisé. A l’autre extrémité de la scène, Ethan Iverson, dos à la salle, fait courir ses doigts sur les touches de son piano. Quelques minutes plus tard, dans la loge mise à leur disposition, les membres de The Bad Plus, connus pour leurs reprises jazzy de morceaux tels que Smells Like Teen Spirit de Nirvana ou Le sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, nous livrent leur histoire, leurs secrets et leurs émotions, peu de temps avant de remonter sur scène et d’offrir leur son aux chanceux Nantais.
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« Des gens très normaux »
« Notre tournée nous a emmenés en Pologne, puis en Allemagne, aujourd’hui en France et demain en Belgique, en Hollande et en Angleterre. C’est finalement ce pourquoi nous faisons ce métier. Parcourir le monde pour offrir à notre public la musique qui nous fait vibrer. Nous sommes ensemble depuis seize ans et c’est toujours bon de revenir se produire dans les lieux où nous sommes déjà passés, comme le Pannonica », explique David King, le batteur au crâne rasé et au look de hipster. « Notre style est venu naturellement, au fil des jam sessions, nous n’avons que très peu discuté de ce sujet entre nous », enchaîne Ethan Iverson, le pianiste aux lunettes rectangulaires noires. « Nous écrivons séparément et nous apportons ensuite nos compositions aux autres membres du groupe », reprend David King. « Ensuite, nous nous laissons entraîner par nos différentes improvisations. C’est une dynamique très démocratique. Chacun est libre d’emmener son instrument là où il le désire ».
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« Nous n’avons pas l’impression de jouer un jazz si différent. Nous parlons un dialecte de jazz très personnel, mais, bien qu’influencés par d’autres styles musicaux, nous restons un trio de jazzmen. Notre style découle de notre éducation, de nos expériences personnelles, que nous partageons dans notre musique. Quand nous avons formé notre groupe, nous voulions créer un espace où nous serions nous-mêmes. Le résultat est ce dialecte que nous parlons ensemble », dixit Reid Anderson, le contrebassiste aux cheveux et à la barbe grisonnants. « Le plus dur est de continuer à faire évoluer ce dialecte et de garder une bonne connexion entre nos trois sons. Notre musique est une extension de nos personnalités, c’est une alchimie délicate parce que nous sommes tous les trois extrêmement différents », analyse le batteur. « Les spectateurs viennent voir du jazz, mais c’est The Bad Plus, une interprétation personnelle du jazz. Comme un film de David Lynch. Nous sommes là pour nous renouveler sur scène et pour surprendre. Si vous croyez que le jazz est une seule chose, The Bad Plus est là pour vous prouver le contraire ! Et pourtant, nous sommes des gens très normaux ».
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« Pour l’enregistrement de notre dernier album, nous nous sommes enfermés tous les trois dans une pièce avec chacun son instrument et sa liste de morceaux. En deux jours, nous avions une quinzaine de titres aboutis. C’est le fruit de seize années de collaboration intensive. Nous allons toujours vers ce qui nous paraît évident. Au bout du compte, nous sommes trois mecs simples à la recherche de la beauté », conclut philosophiquement Reid Anderson.
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En osmose
La foule s’amasse devant les portes enfin ouvertes du Panonnica. Les plus impatients sont déjà installés dans la magnifique salle aux fauteuils rouges. Ponctuel, le trio arrive sur scène à l’heure dite. Après avoir salué le public, il prend place et entame les premières mesures de Prehensile Dream, une de ses compositions. Dès les premières notes, le piano transporte dans une ambiance romantique tandis que la batterie tient un rythme aux confins du funk et de la pop. Le thème est d’une beauté apaisante et se fond dans un large crescendo qui laisse une grande part à l’improvisation.
Après un deuxième morceau inspiré d’un standard de Peter Gabriel, Games Without Frontiers, Reid Anderson prend la parole et présente les trois membres du groupe, immédiatement ovationnés par le public, visiblement connaisseur et fan.
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Puis la batterie reprend, puissante et claire. Le piano est précieux, mélodieux, la contrebasse lourde et épaisse. Les trois musiciens semblent en transe, en totale communion avec leurs instruments. Reid Anderson enlace sa contrebasse. Pris dans son élan, Ethan Iverson bondit parfois de son tabouret pour se lever au-dessus de son piano. Courbé au-dessus de sa batterie, David King fait virevolter ses baguettes sur ses différentes caisses et cymbales. Le son est pointu, intense, chaotique par moments, mais toujours harmonieux. Le tout pour un résultat jazz-rock aussi bien répété qu’improvisé.
Reid Anderson profite de la fin d’un morceau pour reprendre la parole dans un français bancal. « Notre dernier album s’appelle It’s Hard. Nous savons que c’est dur, que c’est difficile pour tout le monde. Mais, parfois, par moments, c’est bon aussi ! ». Le public éclate de rire et applaudit l’improvisation théâtrale.
Après plus d’une heure de voyage sur des terres inexplorées, les trois jazzmen sont acclamés par un public ravi, en standing ovation, prenant à peine conscience de l’aventure sonore à laquelle il vient d’assister.