Tosca de Giacomo Puccini, créée le 14 janvier 1900 à Rome, est l’œuvre de tous les excès. C’est la mythique Sarah Bernhardt qui avait joué en 1887, dans toute sa démesure, la pièce de Victorien Sardou dont s’inspire cet opéra. A l’engagement politique du peintre Mario Cavaradossi répond l’aveuglement amoureux de la cantatrice Floria Tosca, au machiavélisme du baron Scarpia, chef de la police, fait écho le sens du théâtre de la diva. Cette dernière, qui vit d’art et d’amour, voit dans la réalité autre chose que ce qu’elle est. Le spectacle de Pier-Francesco Maestrini restitue de manière troublante ce regard brouillé, que partage le spectateur, en faisant voir l’action à travers un écran de tulle, où sont projetées des œuvres d’art, dans une belle symbiose avec la musique.
Un voile jeté sur la réalité
Le premier acte se déroule dans l’église romaine Sant’Andrea della Valle, où se cache le prisonnier politique Cesare Angelotti, protégé par Mario. Un tableau de Marie-Madeleine, réalisé par le peintre, suscite la colère de Tosca, celle qu’il aime, qui voit dans l’image sainte le visage d’une rivale. Sa perception déformée du réel justifie sa jalousie d’une œuvre d’art. Cette peinture imposante, dans la transparence de laquelle le drame se dessine, occupe toute la hauteur du plateau. Un rideau de théâtre projeté dans un coin du voile de tulle rappelle la tendance de la cantatrice à scénariser sa vie. Dans son obsession amoureuse, elle voudrait seulement que Marie-Madeleine ait les yeux noirs, comme les siens, sans comprendre les violents enjeux politiques qui se jouent.
Le baron Scarpia détourne le Te Deum à la fin de l’acte, pour en faire un credo sacrilège, où il affirme son désir de posséder la cantatrice. La confusion est extrême. L’espace religieux abrite le politique, le pouvoir masque les appétits sexuels du tyran. Les enjeux et les rôles se mélangent dans les débordements du chant, que reflètent les flammes qui embrasent le plafond peint de l’église, au premier plan. Valdis Jansons sculpte cette figure de despote par une présence vénéneuse et inquiétante, et une voix profonde aux vertigineuses nuances, dont les éclats troublent et figent.
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Le second acte se passe au palais Farnèse, dans l’espace clos d’une autorité suffocante. La représentation d’un pouvoir plus apaisé se superpose au décor, sur l’écran de tulle, pour mettre en valeur l’écart avec l’ordre établi. Le désordre des sentiments atteint en effet un effrayant paroxysme : Scarpia mélange avec perversité l’exercice de sa fonction avec son désir. La grande table où il est installé, recouverte de chandeliers, évoque celle de l’ultime dîner de Don Juan. Le chef de la police a fait arrêter Mario, qui pénètre dans son bureau au moment où l’on entend, par une fenêtre ouverte, Tosca interprétant une cantate. La diva sort de scène et découvre avec effroi son amant enchaîné. Torturé sous ses yeux, Mario refuse de livrer le lieu où se cache désormais Angelotti. Dans un élan sadique, le baron demande à ce que l’on frappe le peintre plus fort, sous les yeux épouvantés de sa maîtresse, tout en jouissant de ce qu’il lit dans ce regard, « Più forte ! Più forte ! ». Maria Katzarava construit cette situation d’une horreur indicible par un jeu poignant de sincérité et une voix de soprano dramatique d’une puissance qui amène des frissons et des larmes, lors d’ une confrontation insoutenable. La chanteuse exprime toute la détresse du personnage dans un véritable ouragan de lyrisme, où l’on passe de graves saisissants à des aigus redoutables, quand le chant devient cri. Angelo Villari se hisse en Mario à de tels sommets d’intensité, dans des accents débordant d’authenticité et un timbre aux couleurs lumineuses.
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Face à une telle épreuve, Tosca ne résiste plus et avoue ce qu’elle sait pour que cesse cette violence. C’est alors que se joue entre le bourreau et sa victime une scène extrêmement troublante. Prêt à tout pour qu’elle cède à ses avances, le tortionnaire propose un moyen de libérer Cavaradossi. Il tente d’atteindre la cantatrice dans ce qu’elle a de plus cher, et de l’émouvoir par une improbable clémence. Le chantage est clair, elle devra se donner à lui en contrepartie de la liberté de son amant.
Tosca est perdue. Elle prie dans une aria sublime, « Vissi d’arte, vissi d’amore » (« J’ai vécu pour l’art et l’amour »). On entend le bruit des tambours pour l’exécution des prisonniers. A la nouvelle du suicide d’Angelotti, la diva accepte l’odieux marché, dans un état somnambulique. Le tyran propose de rédiger un sauf-conduit, pour que la cantatrice et son amant puissent fuir, tandis que l’exécution de Mario ne devrait être qu’un simulacre. Les balles seraient chargées à blanc, comme pour le comte Palmieri dont Spoletta répète le nom avec délectation, en détachant les syllabes dans une glaciale connivence. C’est l’un des sbires du tyran, chargé de transmettre l’ordre. Raphaël Brémard, toujours très impliqué dans le jeu, fait de cette sinistre créature un témoin de l’horreur, qui tente de rester impassible, malgré sa peur. Cet artiste serait saisissant dans le rôle ambigu de Goro de Madame Butterfly. Au moment où Scarpia vient réclamer son dû, la diva déchaîne toute sa violence en sortant un couteau. Le tyran s’effondre dans un râle. « C’est le baiser de Tosca » sont les mots de l’héroïne, qui réalise alors que cet homme gisant à ses pieds, ce n’était que ça qui faisait trembler Rome ! Le chant glisse vers la voix parlée. Cette explosion de haine est suivie d’un rituel très théâtralisé : elle dépose les deux chandeliers qui étaient sur la table du dîner, à gauche et à droite de la tête de celui qu’elle a tué.
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« Come la Tosca in teatro »
Lors de ce rituel de la fin du deuxième acte, Tosca parait jouer un rôle, en suivant les indications d’un metteur en scène invisible et se souvenant de tout ce qu’elle doit faire sur scène, comme si son crime était un moment de théâtre. Dans sa célèbre prière, c’est l’art qu’elle implore aussi ; en dehors de la sphère esthétique qui sublime sa vie, elle semble n’être rien. Tout s’effrite pourtant. Durant le prélude du dernier acte, l’aube se lève sur Rome. Un tableau qui montre l’extérieur de l’action, au bord du Tibre, masque le cachot de Mario qui apparaît progressivement dans un effet de zoom, à travers le voile, en un nouveau dialogue entre un art qui magnifie, et la réalité la plus sordide. Benjamin Pionnier prolonge un tel mouvement, dans sa direction musicale pleine de nuances et de vie. L’orchestre est un personnage à part entière, et l’on entend parfois d’inquiétantes menaces monter de la fosse, dans l’imminence d’une catastrophe. C’est, dans ces instants, comme un gouffre où se cognent les âmes tourmentées des protagonistes.
Le tempérament de la diva explose dans ce troisième acte, qui se déroule au Castel Sant’Angelo, où Mario est retenu captif. Enivrée par le crime qu’elle vient de commettre, et par le sauf-conduit rédempteur qu’elle tient entre les mains, Tosca pénètre dans ce lieu mythique de la Rome éternelle, dont le socle est le mausolée de l’empereur Hadrien, et la partie supérieure a été une prison. Animée d’une grande ferveur, elle va expliquer à son amant que l’exécution ne sera qu’un simulacre, et lui donner des leçons de théâtre. Comment feindre ? Comment donner l’illusion de la mort ? La diva est désormais metteur en scène et Mario son acteur. Il sera « come la Tosca in teatro » (« comme la Tosca au théâtre »).
[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »L’orchestre est un personnage à part entière, et l’on entend parfois d’inquiétantes menaces monter de la fosse, dans l’imminence d’une catastrophe. C’est, dans ces instants, comme un gouffre où se cognent les âmes tourmentées des protagonistes » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]
[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/05/TPG04HD©MariePétry.jpg » credit= »Marie Pétry » alt= »Tosca » align= »center » lightbox= »on » caption= »Benjamin Pionnier est à la direction musicale de cette production de "Tosca" à Tours. » captionposition= »left » revealfx= »off »]
Tosca épie l’exécution, depuis l’avant de la cellule. Elle commente en démiurge, fébrile. Les soldats tirent. Le peintre s’écroule. « Ecco un artisto ! » (« Quel artiste ! » ). Dans un ultime et poignant aveuglement, la diva voit l’artiste, la beauté du geste théâtral, tellement vrai. Au moment où elle réalise que la mort est bien réelle, son art lui échappe. L’arrivée des soldats et l’arrestation de la cantatrice donnent le coup de grâce à une chute trop brutale dans la réalité, à laquelle elle ne peut survivre. Il lui faut une mort théâtrale. Elle se jette du haut du Castel Sant’Angelo.
Les opéras de Puccini ne raconteraient-ils pas tous une même histoire, de fuite du réel ? Manon Lescaut se perd dans le goût du luxe, Madame Butterfly vit dans l’aveuglement d’un amour idéalisé et la princesse Turandot préfère faire exécuter ses prétendants, pour rester dans son monde. Tosca fait le saut dans le vide, au fond du plateau, tandis que l’ultime projection sur le rideau de tulle est l’ange qui surplombe, victorieux, le célèbre monument romain, comme une transfiguration : la diva fait de sa mort une œuvre d’art.