D’un côté, M (cette personne préfère rester anonyme) a travaillé sur les tournages de L’île de la tentation, Les Anges à Los Angeles, Mon incroyable fiancé, les princes de l’amour, La villa des coeurs brisés.
De l’autre, Serge Bunel, chef monteur sur L’île de la tentation, Mon incroyable Fiancé, Qui veut épouser mon fils, Top Chef et Pékin Express.
Pour Fragil, ils dévoilent, à travers leur expérience respective, les coulisses et les rouages de la production d’émissions de téléréalité.
Mais avant de commencer les deux interviews, l’un comme l’autre précisent qu’ils sont soumis à une clause de confidentialité qu’ils ont signée avec les sociétés qui produisent ces émissions. “Une clause qui m’empêche de parler de tout ça officiellement, précise M. C’est propre à tous les programmes, que ce soit du divertissement ou de la téléréalité”. Une injonction au silence que respecte Serge Bunel : “Après tout, un pâtissier qui a découvert une très bonne recette ne la dévoile pas à tout le monde. C’est pareil pour la production de téléréalité”.
L’histoire de l’idée
Au départ, il y a un concept. Apparues aux Etats-Unis en 1973 avec l’émission An American Family, les émissions de téléréalité ont pour principe de “suivre, le plus souvent sur un mode feuilletonnant et par le biais de la fiction, la vie quotidienne d’anonymes ou de célébrités sélectionnées pour participer à une émission télévisuelle”. C’est en 1990 que les “reality shows”, tels que Perdu de vue ou Témoin numéro 1, font leur apparition en France. Suivant cette vague, la société néerlandaise Endemol créé en 1999 l’émission Big Brother. Cette téléréalité d’enfermement bouleverse le paysage audiovisuel et s’exporte dans 70 pays dont la France avec Loft Story (2001) ou Secret Story (2007). Depuis les concepts de téléréalité pullulent aux quatre coins du globe et du paysage audiovisuel français. Sans oublier les participantes et participants qui profitent de ce nouveau format pour atteindre une notoriété fulgurante et parfois éphémère.
Il y a différentes catégories d’émissions de téléréalité : vie en communauté (Loft story, Secret story), compétition (Danse avec les stars, La France a un incroyable talent), télé-crochet (The Voice, Nouvelle star), environnement de vie (Koh Lanta, Pekin Express), séduction (L’île de la tentation, Qui veut épouser mon fils), sensations (Fear factor), mise en scène de vedette (La ferme célébrités), modes de vie (Super Nanny, Panique en cuisine), expériences de vie (Vis ma vie), rénovation (D&CO), rencontres (L’amour est dans le pré), canulars (Mon incroyable fiancé).
Pour les téléréalités d’enfermement, comme le Loft ou Secret story, les candidates et les candidats sont cloîtrés dans un lieu duquel ils ne peuvent pas sortir. Pour d’autres, comme les Anges ou La villa des coeurs brisés, ils sortent de la “villa”, on considère que c’est du semi-enfermement.
Lorsqu’on lui demande de définir la téléréalité, M annonce la couleur : “Une grosse merde télévisuelle. Une régression de la société, basée sur le machisme, l’égocentrisme, le narcissisme, la vulgarité et par dessus-tout l’absence de culture. Une télé-réalité, c’est une vaste fumisterie où on prend des gens pas très reluisants qu’on manipule et on en montre une mauvaise image aux gens qui la regardent”.
Le moment crucial
Deuxième étape et non des moindres, le casting, réalisé par la société de production. Selon Serge Bunel, “tout se passe au moment du casting ! Une émission de téléréalité ne tient que si le casting est fort. Si les candidats sont bien castés, ils vont se comporter comme on le prédit”. M va plus loin dans son analyse : “Après avoir recruté tout le casting, ils [ndlr : les rédacteurs en chef de la société de production] rédigent des « projets » parce qu’ils connaissent les profils. Tout est calculé en amont”.
Son regard sur le choix des candidates et des candidats est plus acerbe et cynique : “On se retrouve majoritairement avec des gros ploucs. Soit des nanas siliconées, pour certaines ex-call girls ou escorts. Soit des gogo dancers, vulgaires, machos et violents. Mais il faut bien voir que c’est devenu une industrie pour les candidats”.
On y reviendra.
Au coeur de la “villa”
On passe ensuite au tournage. Dans la carrière de M, “l’île de la tentation a été le plus court : 18 jours sur place pour 14 jours de tournage. Un rouleau compresseur ! Pour les plus longs, il y a Les princes de l’amour, Les Marseillais ou Les Anges : de un mois à deux mois et demi.”
Pendant ces tournages, il y a évidemment les candidates et les candidats, filmés par l’équipe technique (image et son). Chose un peu moins connue, est également présente l’équipe éditoriale, “l’édito” pour les intimes. Quand on regarde ces émissions, on pressent leur présence sans jamais les voir : c’est à eux que les participantes et participants répondent lors des confessionnals, ces interviews où ils sont seuls face caméra. M nous éclaire : “L’édito, c’est ceux qui disent qu’ils sont journalistes alors qu’ils ne le sont pas, ça va du producteur « artistique », entre guillemets parce que c’est un peu biaisé comme terme (rire), en passant par le PDS, le Producteur De Segments, c’est-à-dire, « le journaliste », avec plusieurs guillemets encore une fois.” Des guillemets confirmés par Serge Bunel : “Sur le tournage, il y a des “journalistes”, et je mets volontairement des guillemets, qui suivent exactement tout.”
M poursuit : “Concrètement, les PDS ont un casque sur les oreilles, écoutent tout ce qui se dit et le scriptent [ndlr : notent toutes les paroles et actions]. Parfois, ils vont voir les candidats et leur disent “tu vas dire ça à machin” ou “il faudrait que tu clashes Rebecca”. Ensuite, ils vont faire les interviews, ce qu’on appelle les confessionnals. Ce mode d’interview est désormais propre à toutes les émissions : les interviews non ouvertes. On demande aux gens de répéter la question dans la réponse. A partir de là, tu fais dire ce que tu veux aux gens. Tout est fake !”
Présent sur le tournage, l’équipe éditoriale scénarise et influence les rapprochements, les intrigues et les disputes. Pour celles et ceux qui en douteraient, M étaye son propos de plusieurs exemples : “Dans Bienvenue chez nous, quand tu vois les gens faire la poussière, c’est l’édito, présent à leurs côtés dans la pièce qui les pousse à agir de la sorte : « Bon alors, maintenant, on va faire la poussière ! Allez, il faut jouer le jeu ! ». Dans 4 mariages, pendant les interviews, ils poussent au clash, ils lancent des perches : « Tu ne te rappelles pas ce qu’elle a dit à ton mariage ?”.
Les PDS ont donc une influence majeure sur le déroulé des émissions, mais on ne les voit pas. Ils sont cachés derrière les caméras. Que nous cache-t-on d’autre sur ces tournages ? De l’alcool, de la drogue ? Selon M, de la drogue, il y en a “mais ça n’est jamais montré. Quant à l’alcool, c’est la production qui l’offre toujours quand il y a des soirées dans la villa ou en boîte de nuit. Il faut savoir que les dimanches sont off donc ce jour-là, ils font ce qu’ils veulent. D’ailleurs ça se ressent sur les tournages. Quand ça part mal, c’est souvent parce que machin a trouvé de la cocaïne”. Et la production laisse faire ? “Sur une téléréalité, il y a toujours des nounous qui s’occupent de remplir le frigo, des médicaments, etc… et surtout de les surveiller. Mais les nounous sont toujours débordées”.
Si on résume, on compte, sur un tournage d’émission de téléréalité, les candidates et les candidats, l’équipe technique, l’équipe édito et les “nounous”. Au total, une cinquantaine de personnes qui travaillent sur la captation de ces images, qu’on appelle “rushs” dans le métier.
Des grosses armadas
Dernier maillon de la chaîne de production, le montage. C’est là que Serge Bunel entre en piste : “Sur l’île de la Tentation, on avait 4500 heures de rushs. Une équipe de dérusheurs passait sa journée à noter tout ce qui se passait dans les rushs. On est ensuite une dizaine de monteurs, on se sépare en équipe de trois et chacune monte une partie de l’émission. A la fin, un des trois est désigné réalisateur et assemble les trois parties. Pour monter une émission de 120, 140, 180 minutes, on met trois semaines. Toutes ces émissions de téléréalité sont vraiment des gros navires, des grosses armadas. Les délais sont courts en plus. Bien souvent, quand on commence à monter, les candidats sont encore sur le terrain et le programme est déjà à l’antenne quand on finit le montage des derniers épisodes”.
L’important restant de savoir qui est présent et qui prend les décisions lors de cette phase de post-production. La réponse implique une nouvelle fois l’équipe éditoriale qui, dans l’ombre, tire les ficelles : “Quand on arrive dans notre salle de montage, il y a un storyboard sur un grand paperboard avec les différents moments importants du tournage. Ils [ndlr : la production] échafaudent alors une sorte d’histoire qu’on doit raconter à travers le montage, épisode après épisode. Ces “journalistes” qui sont sur le tournage sont avec nous en post-prod, nous racontent leur vécu, nous aiguille quand on a des doutes dans les narrations.”
Influencée par les PDS et par le story-board, l’équipe de montage doit donc créer des émissions en mixant les scènes de vie et les confessionals. Mais qui décide que ce montage est satisfaisant ou non ? “Un rédacteur en chef valide le contenu de l’émission une fois qu’on a rassemblé tous les morceaux. Pour finir, une personne de la production et une autre de la chaîne viennent visionner l’épisode. Ils nous donnent en général entre 3 et 12 pages de modifications et on se refait un autre visionnage après, quand les corrections ont été faites.”
Philosophie & éthique
Une fois que les émissions sont tournées, montées, diffusées, certaines deviennent des phénomènes de société et les candidates et candidats des influenceurs et influenceuses, à l’instar de Nabilla ou Raphaël Pépin.
Pour Serge Bunel, les émissions de téléréalité ont été de beaux challenges, qu’il a pris du plaisir à relever : “Parce que justement, avec 4500 heures de rushs, il faut réussir à monter cette masse de glaise jusqu’à obtenir un beau vase. Etre monteur, c’est partir de pas grand chose et en faire un contenu qui va captiver le public. Après, ce que ça véhicule et ce que les gens en tirent, personnellement ce n’est pas ce qui me passionne dans la vie mais il faut de tout pour faire un monde”.
Une fois de plus, M analyse toute cette expérience avec un regard plus dur : “Ils prennent à chaque fois des stéréotypes et des clichés et ça n’améliore évidemment pas l’ignorance des homophobes, des misogynes, des racistes… Ça fait 15 ans que quand on me demande ce que je fais dans la vie, je baisse les yeux et je regarde mes pieds en répondant. Mais attention, il y en a qui sont super fiers de travailler dans ce milieu. Ils n’ont fait que ça et trouvent ça super”. Plus généralement, M considère que “la télévision est devenue un panier de crabes, une histoire d’hommes d’affaires qui n’hésitent pas à te marcher dessus pour faire plus d’argent”.
Un business juteux
Effectivement, quand on parle téléréalité, on parle gros sous. Selon le Figaro, la société Adventure Line Productions vendait chaque épisode de Koh Lanta près de 850 000 euros à TF1 en 2014 (ndlr : il n’y a pas de données plus récentes), un des programmes les plus onéreux de la télévision. Un investissement énorme que la chaîne amortit facilement vu que chaque diffusion rapportait en revenus publicitaires 1,4 millions d’euros net par épisode à l’époque avec un rendement record de 236%.
Sans oublier les candidates et candidats qui empochent des sommes considérables grâce aux réseaux sociaux et aux placements de produits. Une activité qui a par exemple permis à Jessica Thivenin (Les Marseillais en Australie) de toucher jusqu’à 24.000 euros par mois grâce à ses différents contrats. “Avant ils étaient défrayés pour la bouffe et repartaient avec un smic en fin de tournage, explique M. Maintenant, un candidat va être payé, selon sa notoriété, entre 200 et 1000 euros pour chaque journée de tournage. Mais il y a aussi le placement de produits qui leur rapporte approximativement entre 15 000 et 40 000 euros par mois. Ce sont des gens qui ont compris que leur image pouvait leur rapporter beaucoup d’argent. Après, il y en a très peu qui ont conscience que c’est éphémère.”
Au-delà des phénomènes de société qu’elles provoquent, les émissions de téléréalité sont loin de bénéficier à tous ceux qui y participent, comme l’évoque M : “au niveau de l’équipe technique et de l’équipe édito, ce sont des gens qui se font exploiter. Ils sont toujours au forfait, offrent toujours des heures sup’ aux productions et ne sont jamais payés comme ils devraient l’être.”
Un business au fort potentiel qui enrichit donc certains, mais ne profite pas à tout le monde. Au registre des conséquences néfastes, citons également les bad buzz et le cyberharcèlement que peuvent subir les candidates et candidats.
Un monde impitoyable !