20 octobre 2022

Un autre regard sur « Madame Butterfly » à l’Opéra de Metz

L’opéra de Metz a débuté sa saison sur « Madame Butterfly » de Puccini, dans une vision personnelle d’une grande puissance dramatique de Giovanna Spinelli, qui mérite d’être vue dans d’autres théâtres.

Un autre regard sur « Madame Butterfly » à l’Opéra de Metz

20 Oct 2022

L’opéra de Metz a débuté sa saison sur « Madame Butterfly » de Puccini, dans une vision personnelle d’une grande puissance dramatique de Giovanna Spinelli, qui mérite d’être vue dans d’autres théâtres.

L’américain Pinkerton, officier de marine, a épousé la geisha Cio-Cio-San durant l’un de ses séjours au Japon. Pour lui, ce mariage est un divertissement exotique sans conséquence alors que pour elle, il représente un engagement total la conduisant à renier sa religion et sa famille. Madame Butterfly (1904) est un drame de l’aveuglement, où la protagoniste rejoint d’autres figures d’opéras de Giacomo Puccini refusant le réel, telles Manon Lescaut, Tosca ou la Princesse Turandot. L’héroïne reste seule durant trois ans, persuadée du retour de celui qui l’a abandonnée. Angers Nantes Opéra a achevé la saison dernière sur cet ouvrage, dans un spectacle épuré de Fabio Ceresa déclinant de superbes et douloureuses représentations de l’attente. Pinkerton revient finalement au Japon accompagné de Kate, son épouse américaine, tel un touriste maladroit ; la servante Suzuki ne peut qu’annoncer que « le soleil s’est éteint pour la petite ». Madame Butterfly met en effet fin à ses jours après avoir demandé à Dolore, l’enfant qu’elle a eu trois ans auparavant, d’aller jouer. La passionnante mise en scène présentée à Metz repose sur un flash-back où Pinkerton revit des bribes de son passé sur un lit d’hôpital juste avant de mourir alors que son fils, âgé d’une vingtaine d’années, s’efforce de reconstruire sa mémoire d’un temps perdu.

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…ces mots de l’amour naissant résonnent dans la chambre d’hôpital sur un envoûtant jeu d’ombres et de lumière dorée.

De troublants jeux de miroir

Dès les premières mesures de l’opéra, Kate et Dolore apparaissent au chevet de Pinkerton, l’entremetteur Goro exposant les plans d’une nouvelle maison dans les brumes d’un souvenir indistinct. Suzuki semble venir de nulle part, à travers un sombre arrière-plan accentuant le côté dramatique des réminiscences à venir. L’ancien officier de marine revit son passé dans une forme de délire, sous le regard d’une épouse éplorée et d’un fils attentionné. Cette transposition apporte une épaisseur à la figure de Pinkerton, capable désormais d’être rongé par ce qui n’est plus et d’éprouver des remords. Thomas Bettinger construit ce personnage avec beaucoup de vérité et de subtilités, chacune de ses interventions s’imposant dans un timbre riche en nuances et d’éclatants aigus. Le consul Sharpless survient comme s’il rendait visite à un ami malade et ses avertissements résonnent de façon singulière, « Qu’est-ce qui vous a pris ? Seriez-vous ivre ? », dans un présent reflétant sans concession les souvenirs. La musique révèle aussi une mémoire affective et l’on entend la voix de Cio-Cio-San dans le lointain, alors que Pinkerton est soutenu à l’avant par son fils. « Je suis la fille la plus heureuse du Japon » : ces mots de l’amour naissant résonnent dans la chambre d’hôpital sur un envoûtant jeu d’ombres et de lumière dorée. Francesca Tiburzi incarne dès son entrée en scène le rôle de Madame Butterfly avec une stupéfiante intensité, en ce lieu insolite où elle affirme l’évidence d’une passion intemporelle.

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Kate réconforte son mari étendu à terre alors que Madame Butterfly se montre radieuse au premier-plan affirmant : « Il sourit et me regarde ».

L’assemblée présente lors du simulacre de mariage envahit la chambre, le souvenir inondant le présent. La rencontre des deux cultures semble pourtant toujours amuser Pinkerton, qui se souvient de la cruauté lucide des convives, « Sa beauté se fane déjà, il divorcera». Dans un fascinant parallélisme, Kate et son fils se soutiennent devant l’état déclinant du malade pendant que Cio-Cio-San évoque la mort violente de son propre père. La réalité et le souvenir se rencontrent en de poignantes images, Dolore prenant soin de son père avec, en arrière-plan, le mariage fantomatique de ses parents. Les deux histoires se mêlent cependant sans se discerner, tel un effet de confusion onirique. C’est ainsi que pendant le duo d’amour du premier acte, Kate réconforte son mari étendu à terre alors que Madame Butterfly se montre radieuse au premier-plan affirmant : « Il sourit et me regarde ». Dans une forme d’apothéose, la jeune mariée apparaît vêtue d’une étincelante robe à paillettes, son cri d’amour éclatant dans la chambre : « Butterfly reniée mais heureuse ». La symétrie est étonnante, Kate restant dans les bras du fils au bord du lit alors que l’ancien officier enlace son souvenir à l’avant. Deux fenêtres se dessinent sur le mur du fond, comme deux portes ouvertes, une lumière bleutée enveloppant de façon poétique les mots d’amour. Au terme de cet échange irréel d’un lyrisme à fleur de peau, la vision s’évanouit et Pinkerton se couche seul sur son lit d’hôpital.

 

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Francesca Tiburzi apporte à ce chant d’espoir de superbes aigus et une présence naturelle et vraie qui attire des larmes.

Le temps retrouvé

Au début du deuxième acte, l’histoire de Madame Butterfly passe au premier plan et celle de Pinkerton au second, dans un curieux effet d’anticipation que l’on devine à travers un rideau de tulle. On aperçoit en fond de scène la silhouette du fils face au drame de sa mère. L’une des idées fortes du spectacle est justement de montrer un enfant qui a grandi et qui s’interroge sur son histoire. Dans une aria d’une bouleversante ferveur, Cio-Cio-San exprime sa certitude du retour de l’être aimé, tout en se demandant comment elle fera pour ne pas mourir en le voyant : « Tout cela arrivera, je te le promets ». Francesca Tiburzi apporte à ce chant d’espoir de superbes aigus et une présence naturelle et vraie qui attire des larmes. C’est dans cet état de confiance absolue qu’elle reçoit la visite du consul Sharpless venant lui apporter une lettre de Pinkerton, qu’elle tient immédiatement contre son cœur. Il lui lit des mots dont elle refuse de saisir le sens, complètement aveuglée : « – Trois ans se sont passés…- Lui aussi les a comptés !» . Jean-Luc Ballestra donne une renversante humanité à cette figure de consul, messager compatissant mais cruel malgré lui. Il répond aux égarements de Cio-Cio-San par une voix d’une grande richesse expressive. La mélodie de l’une de ses dernières phrases de l’opéra, « Allez, elle apprendra seule la triste vérité », semble venir de très loin, dans les régions des regrets où l’on peut mourir d’amour.  Il amène à ce passage des couleurs pénétrantes. À la question « S’il ne revenait pas ? » le voile de l’illusion se fissure, « Je pourrais reprendre mon métier, ou mourir », sur des notes aux graves déchirants. Elle pense tenir en son fils, qui franchit le rideau de tulle, son ultime argument. Le canon du port retentit et le temps se fige sur une chute de pétales de fleurs, « Mes yeux ont trop fixé l’horizon ». Elle parvient à sourire malgré tout avec confiance, « Je voudrais qu’il me voie comme au premier jour ». La mère et le fils se rejoignent dans une même attente, sur le sublime chœur à bouche fermée venant des coulisses.

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/10/DSC07358.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »Jean-Luc Ballestra à proximité du théâtre, quelques heures avant la représentation. » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

La direction musicale de Beatrice Venezi donne à cette fin une imposante grandeur tragique, traversée d’inquiétants silences.

L’arrière plan du troisième acte redevient sombre, Butterfly et Dolore restant allongés à terre l’un près de l’autre dans une fébrile espérance. La mère confie à Suzuki un livre épais, sorte de journal intime où le fils pourra se réapproprier son histoire d’enfant. Après sa mémorable Taven dans Mireille en juin dernier à Metz, Vikena Kamenica insuffle au rôle de la servante son généreux tempérament sur scène et de superbes graves. Le retour de Pinkerton, accompagné de Kate rôdant au fond, accélère le dénouement. La scène est glaçante et les mots de Cio-Cio-San font mal : « Cette femme, vous pleurez, ne me dites rien…cette femme me fait peur, il n’y a pas de femme plus heureuse que vous sous le ciel ». La direction musicale de Beatrice Venezi donne à cette fin une imposante grandeur tragique, traversée d’inquiétants silences. Elle soutient la progression du drame avec ferveur, déployant un brûlant lyrisme tout en ménageant des instants poétiques dans une attention de chaque instant à l’action et aux chanteurs. Dans un chant d’une douloureuse beauté, Madame Butterfly demande à son fils, qui joue au cerf-volant, de ne jamais oublier le visage de sa mère, avant de mettre fin à ses jours. Le rideau de tulle se déchire à l’arrière plan, Pinkerton se dressant en d’ultimes convulsions sur le nom de Butterfly qu’il répète trois fois, dans une mort partagée. Le comédien Justin Pleutin donne une présence touchante à l’enfant qui a grandi. Il sculpte de façon très juste la présence-absence d’un personnage regardant sans voir les souvenirs de son père tout en se trouvant face à sa mère défunte, dans une troublante quête de soi. Cette idée d’un Dolore plus âgé est à la fois originale et très belle, dans un spectacle énorme et nécessaire où Giovanna Spinelli transfigure le drame d’une femme blessée.

 

 

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/10/DSC07408.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »La lumineuse cheffe d’orchestre Beatrice Venezi durant les saluts – Le 2 octobre.
2022.  » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

 

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/10/DSC07394.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »Francesca Tuburzi, inoubliable Madame Butterfly, durant les saluts- Le 2 octobre 2022.  » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Photo d’en-tête : la cathédrale Saint-Étienne de Metz – photo prise par Alexandre Calleau

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017