Créé en 1875 au théâtre de la Gaîté, Le voyage dans la lune trouve des échos dans l’engouement de l’époque pour les romans de Jules Verne et leurs voyages extraordinaires. L’auteur a lui-même adapté pour le théâtre certains de ses récits, et notamment Le tour du monde en quatre-vingts jours en 1874 au théâtre de la Porte Saint Martin. Ses deux œuvres De la terre à la lune et Autour de la lune ont respectivement été publiées en 1865 et 1870. L’escapade lunaire est pour Offenbach un prétexte à une étourdissante variation sur la satire du pouvoir et de la société. Lors de la première représentation, le rôle travesti de Caprice était interprété par Zulma Bouffar (1843-1909), l’une des grandes figures de l’époque. Cet ouvrage assez peu joué a été représenté à l’Opéra de Nantes en 1987 dans la mise en scène de Jérôme Savary. La vision d’Olivier Fredj proposée à Nice se réfère au premier film de science-fiction, Le voyage dans la lune de Georges Méliès (1902), dont l’image d’un visage incrusté sur la lune et transpercé d’un obus dans l’œil demeure saisissante. L’hommage au cinéma se décline aussi dans la mise en abyme d’un film en train de se faire, et dans le passage du noir et blanc à la couleur.
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Le visage d’Offenbach se dessine sur un cercle lunaire en une citation parodique du film de Méliès.
D’un pouvoir à l’autre: un film en train de se faire
Tout débute dans la fébrilité d’une ultime répétition précédant un tournage ou la première d’un spectacle. Des acteurs en costumes de ville traversent le plateau alors que l’on cherche la cheffe d’orchestre. Au moment où elle s’installe, des applaudissements du public indiquent le début de la représentation. Le visage d’Offenbach se dessine sur un cercle lunaire en une citation parodique du film de Méliès. Nous pénétrons ainsi dans le monde du compositeur et l’on entend, durant l’ouverture, le motif qu’il reprendra pour l’air « Scintille diamant » des Contes d’Hoffmann, son dernier ouvrage. Ce cercle à géométrie variable dévoile ensuite et délimite les différents éléments de décors, avec tout d’abord les préparatifs d’une fête en noir et blanc en l’honneur de Caprice, le fils du roi Vlan, qui rentre de voyage. À l’arrière-plan, une rue froide et sinistre d’une cité pré industrielle où règne la technologie et le métal. Des machinistes règlent les projecteurs d’ une cérémonie dérisoire tandis que le monarque paraît sous une couronne énorme où il est à l’étroit. Le désir d’aller sur la lune naît du caprice d’un prince qui refuse le trône que lui offre son père. Le jeune homme, tyrannique et inconséquent, évoque Oreste de La belle Hélène (1864), qui n’hésite pas à « faire danser l’argent à Papa » (Agamemnon) pour combler ses envies. L’arrivée du Prince Caprice, entouré d’athlètes coiffés de plumes d’indiens, est spectaculaire. Il s’écrie « Papa, je veux la lune », montrant le visage lunaire d’Offenbach descendant des cintres.
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Le spectacle démonte et reconstruit les mécanismes du pouvoir et du théâtre en un joyeux tourbillon.
À l’opéra, la réalité avance masquée sous le double voile du théâtre et du chant. Dans Le voyage dans la lune , le choix d’une mezzo soprano en Caprice contribue au miroir déformant de la société voulu par le compositeur. Ce prince représente aussi un pouvoir arbitraire et désincarné en se montrant impatient et cruel avec les astrologues qui règlent l’improbable départ, dans un observatoire où s’entassent d’innombrables dossiers. Violette Polchi apporte beaucoup de relief à la figure survoltée de caprice et prête sa voix chaleureuse à un prince blasé poussant toujours plus loin les limites de ses désirs. Cette magnifique artiste était lumineuse en Marie-Blanche des P’tites Michu d’André Messager à Angers Nantes Opéra en 2018. On rêve de l’entendre dans le rôle d’Octavian du Chevalier à la rose de Richard Strauss, dont les représentations de janvier 2021 à Avignon ont dû être annulées. Le Prince Caprice est tout de même projeté en obus sur la lune, en compagnie de son père Le Roi Vlan, et de Microscope, le savant du royaume, emmenant des caisses de pommes pour toute nourriture. Eric Vignau compose un savoureux portrait de Microscope, à la présence réjouissante. Le spectacle démonte et reconstruit les mécanismes du pouvoir et du théâtre en un joyeux tourbillon. Le visage d’Offenbach incrusté sur la lune se teint de rose, et l’on découvre le roi Cosmos, dont la minuscule couronne s’oppose à celle du roi Vlan et dont les sujets s’imaginent que la terre est inhabitée…
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L’arrivée des terriens conduit progressivement à une prise de conscience et à une révolte salvatrice : toutes ces femmes croquent aussi dans la pomme et se réveillent enfin.
Une lune beaucoup plus verte que la Terre
La représentation lunaire du pouvoir est également grotesque. En découvrant des autochtones, les trois terriens sont malgré tout confrontés à la question de l’ailleurs et de la différence, dans une initiation rappelant des utopies de Marivaux telle L’île des esclaves. Le nouveau monde est plus joyeux que la terre, et l’on passe progressivement du noir et blanc à la couleur sur une chorégraphie pleine de rythme d’Anouk Viale, reprise à Nice par Fanny Roué, avec une gestuelle inventive explorée par une magnifique troupe de danseurs. La lune semble toujours une société des origines où tout est encore possible ; son vert dominant est une trouvaille particulièrement poétique par-delà le possible message. L’amour reste totalement inconnu et déclenche un éclat de rire à Fantasia, la fille du roi Cosmos, lorsque Caprice lui en parle pour la première fois. Dans un remake du pêché originel, elle croque pourtant dans l’une des pommes apportées par les terriens et tombe amoureuse. Certaines coutumes sont toutefois bien ancrées et la conception des femmes reste bien archaïque, se réduisant à celles qui sont utiles et font le ménage, comme la reine Popotte vêtue d’une énorme éponge (formidable Marie Lenormand !), et celles qui sont purement esthétiques et décoratives, portant des robes festives à paillettes argentées. C’est aussi un monde où tout se vend, avec un marché aux femmes où l’improbable prince Quipasseparla est prêt à acheter Fantasia aux enchères. L’arrivée des terriens conduit progressivement à une prise de conscience et à une révolte salvatrice : toutes ces femmes croquent aussi dans la pomme et se réveillent enfin.
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Leurs deux voix s’enlacent dans un chant d’amour aérien évoquant le duo de la rose d’argent du Chevalier à la rose…
La mise en scène d’Olivier Fredj est extrêmement vivante et repose sur une direction d’acteurs qui donne une importance à chacun sur le plateau. Ce metteur en scène a été le collaborateur de Robert Carsen, notamment sur My Fair Lady en 2010 au Théâtre du Châtelet et Rigoletto en 2013 au Festival d’Aix-en-Provence, et il apporte, comme l’artiste canadien, de passionnants éclairages et de subtils effets de surprise aux œuvres. L’illustrateur Jean Lecointre, qui a collaboré à des journaux comme Libé ou les Inrocks, pratiquant beaucoup les collages, a conçu les décors et les costumes en compagnie de Malika Chauveau. Leur travail restitue la diversité des atmosphères et l’éclatement des références, du genre loufoque à la parodie en passant par la féerie. C’est ainsi que Caprice et Fantasia lévitent, suspendus dans les airs parmi des couleurs vives se métamorphosant en une constellation d’étoiles. Leurs deux voix s’enlacent dans un chant d’amour aérien évoquant le duo de la rose d’argent du Chevalier à la rose que Violette Polchi et Sheva Tehoval auraient dû interpréter ensemble à Avignon en janvier 2021. Les aigus de Sheva Tehoval sont sublimes, et elle exprime la fièvre amoureuse dans l’air virtuose, « Je suis nerveuse, je suis anxieuse, ma tête bout ». La direction musicale de Chloé Dufresne est pleine de ferveur, de nuances et de finesse. Au troisième acte, la maladie d’amour rend fous ceux qui ont croqué dans la pomme, on a enfermé les médecins et les couleurs sont écarlates à l’arrière plan. Le ballet des flocons de neige, avec ours polaire et merveilleuses vocalises du froid, accentuent le désordre. On veut arrêter les coupables durant une scène de tribunal où se croisent des jongleurs, des acrobates et un avocat au nez rouge, parmi des sculptures antiques en fond de scène. Un tourbillon d’images et de couleurs accompagne le retour des terriens sur leur planète, avec un joli clair de terre dans le lointain. Une voix résonne : « Coupez ». C’est la fin du tournage. Les lumières s’allument dans la salle, des machinistes balaient le plateau que les acteurs traversent dans leurs costumes de ville. L’atterrissage final est un retour dans le réel, achevant une puissante métaphore du pouvoir de l’imagination et de la création artistique.
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Après ces fascinantes rencontres entre les genres, on est impatient de connaître les choix de Bertrand Rossi pour la saison prochaine…
Coproduit par le Palazzetto Bru Zane qui doit en faire un enregistrement, ce spectacle qui fait du bien sera en tournée dans une quinzaine de maisons d’opéra françaises jusqu’en 2024. Les représentations à Nice s’inscrivent dans une passionnante programmation dont les autres temps forts ont été l’envoûtant Akhnaten de Philip Glass, dans la vision de la chorégraphe Lucinda Childs, et Phaéton de Lully, dans la mise en scène d’un autre chorégraphe, Eric Oberdorff. Après ces fascinantes rencontres entre les arts, on est impatient de connaître les choix de Bertrand Rossi, directeur de l’opéra, pour la saison prochaine…
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